车讯:SUV仍是风向标 广州车展后即将上市十款
un convoi de mulets sur la frontière.
CHAPITRE III
Je n’étais pas venu à Saint-Jean-Pied-de-Port pour visiter la ville. Aussi je n’y restai que le temps nécessaire pour m’enquérir du chemin le plus court qui menat à Roncevaux. Je ne me sentais pas beaucoup de sympathie pour cette citadelle que le chevalier Deville appelait sa bonbonnière, ce rêve de Vauban qui en avait fait après le traité des Pyrénées une position militaire si importante que Wellington y pénétra sans coup férir en 1813.
— Et penser, m’écriai-je à ce douloureux souvenir, que la France et l’Espagne se sont disputé cette position pendant des siècles ?
La route que la diligence me fit prendre pour aller à Valcarlos est loin d’être attrayante. C?tes pénibles, tranchées creusées dans le roc, villages à l’aspect misérable, figures de contrebandiers et de douaniers, ponts scabreux, où les voitures se croiraient déshonorées si elles n’y versaient pas. Rien ne manque au désappointement du voyageur.
Je regrettais déjà mes compagnons de la veille, le conducteur avec le ronflement de sa conversation monocorde dont je n’avais pas saisi un tra?tre mot et le roulis de sa voiture, mademoiselle Rose et son père.
Son père surtout ! car je ne sais par quelle hallucination de mon esprit il me semblait le revoir dans un gros et majestueux personnage, muet comme une carpe, qui occupait le meilleur coin de la diligence !
Une femme au capulet rouge était assise à c?té de moi. Je lui demandai si par hasard elle ne connaissait pas ce voyageur.
— ?à, c’est un Anglais, me dit-elle avec un air qui me prouvait que ma question l’avait blessée.
Et moi de répondre :
— Si encore il était de Carcassonne !
à cette exclamation qui m’échappa malgré moi, la femme me
tourna le dos, et les deux voyageurs qui étaient en face de moi, éclatèrent de rire.
C’étaient deux jeunes gens à peu de chose près du même age, francs d’allures, au visage épanoui bien qu’un peu goguenard et dont l’accent parisien expliquait sans l’excuser la crudité de leur langage.
— En voilà deux, me dis-je en moi-même, dont je ne ferai jamais mes compagnons.
La diligence descendait et montait les pentes sauvages qui sur plombent la vallée d’Anéguy, et de temps en temps balancés par le cahotement, les habitants de cette bo?te mal capitonnée se saluaient chacun à leur tour, quitte à tomber les uns sur les autres si le sommeil les surprenait. Je rêvais en lachant de découvrir par le soupirail vitré quelque coin du paysage, et je ne me doutais pas que j’étais le point de mire des facéties des deux Parisiens.
Je m’en aper?us en entendant répéter :
— Quel dommage que tu ne sois pas de Carcassonne !
— Je pourrais en être !
Je fis semblant de ne pas comprendre, mais je rougis de colère, ce qui ne fit qu’augmenter ma mauvaise humeur. Et certes je n’aurais pas laissé passer cette moquerie pourtant indirecte, si mes deux mauvais plaisants s’apercevant que je les avais compris n’avaient tourné contre un autre leurs plaisanteries.
Cet autre était l’Anglais toujours muet, mais de plus en plus majestueux. Il ne comprenait sans doute pas le fran?ais ou ne voulait pas le comprendre, et ne répondait rien aux attaques de ses interlocuteurs. Seulement, il regardait de temps à autre sa montre et poussait un soupir.
On n’était pas loin de midi et son estomac sonnait l’heure du déjeuner, c’était du moins mon interprétation de ce soupir.
Enfin on arriva à Valcarlos où s’arrête la route des voitures. Chacun descendit et je vis l’Anglais entrer dans la meilleure auberge du village qui, je crois, n’en possède qu’une seule.
Le soupir allait enfin avoir ce que l’estomac avait tant désiré !
Pour moi, dont l’appétit n’est jamais moins ouvert qu’après un voyage en diligence, je voulus repa?tre mes yeux du premier spectacle qu’il me fut permis de voir à pareille hauteur dans les Pyrénées.
Le village est en effet bati au sommet d’un ravin, au fond duquel mugit un torrent dont les cascades se perdent sur les pentes de la montagne, à travers une forêt très-ombragée. Par dessus ce torrent, on domine un charmant paysage de vallons, de rochers, de prairies et de bois. Depuis les Alpes, je n’avais pas encore vu de tableau plus franchement gracieux et plus terrible à la fois.
Mes deux compagnons avaient-ils eu la même idée que moi, ou désiraient-ils me poursuivre de leurs railleries, je l’ignorais, mais ils étaient à quelques pas de moi, perdus dans une contemplation na?ve et sincère.
— Quel dommage, dis-je en m’approchant d’eux, que ces vallons et ces forêts ne soient pas à la France !
L’un des deux me regarda, l’autre sourit, et j’entendis cette réponse sans savoir lequel des deux l’avait faite.
— Ils pourraient en être !…
Une poignée demains simplifia l’explication. Un éclat de rire l’acheva. Ce fut les meilleurs amis du monde que nous entrames à l’auberge.
Il n’y avait déjà plus rien à manger. L’Anglais avait tout pris !
Qu’on me permette ici une petite digression. On a beaucoup abusé de l’Anglais en voyage, ce que nous éviterons de faire dans le cours de ce récit.
Cela vient de ce qu’il voyage beaucoup et qu’il est peu de pays où il n’ait transporté sa raideur et sa morgue britanniques ; nos caricaturistes ont été toujours très-friands de ses mines gourmées et impassibles, mais il faut avouer que si nous nous moquons des Anglais, ceux-ci ne nous ménagent pas, et ils ont raison. Le Fran?ais n’est peut-être pas si ridicule ; à coup sur il est plus désagréable. L’Anglais voyage pour étudier, le Fran?ais pour s’amuser. De là cette divergence de caractères qui est loin d’être à notre avantage.
Fermons la parenthèse en disant que si nous, Fran?ais, nous nous étions hatés, l’Anglais n’aurait pas eu la meilleure part du d?ner.
Il est vrai en revanche que nous avions de quoi rire, si nous n’avions rien à manger.
Un peu plus habitué que mes compagnons aux auberges de village, je ne me déconcertai pas et je courus à la cuisine d’où je rapportai tout ce qui me tomba sous la main. Nous nous m?mes dans un coin de la salle commune et tant bien que mal on dévora les miettes du festin dont se repaissait copieusement le Balthazar anglais.
Celui-ci occupant la table d’honneur mangeait et remangeait, sans souffler mot, surtout sans se douter que derrière lui il y avait trois espiègles qui le regardaient malignement avec le pressentiment qu’il se passerait bient?t une scène risible.
L’Anglais avait pour le servir une jeune femme accorte et vigilante ; s’il voulait un plat, il le lui montrait du doigt et le plat aussit?t venait se placer devant lui. Quand il eut go?té de tout, elle servit le dessert, poires, pommes, raisins secs et biscuits. Le convive regarda et ne toucha à rien.
La servante attendait toujours. Elle se pencha vers l’Anglais et pour lui parler son langage montra du doigt les fruits et les gateaux.
Aussit?t un son guttural produisit ce mot qu’il faut écrire tel qu’il fut prononcé :
— Tchize !… (cheese).
— Dieu vous bénisse, répliqua la servante qui croyait que l’Anglais avait éternué.
— Tchize, répéta l’Anglais.
La servante ouvrit de grands yeux et cette fois se pencha pour mieux entendre.
— Tchize, reprit imperturbablement le gastronome.
Ce qui nous faisait rire surtout, car vous vous doutez bien que nous ne pouvions pas garder notre sérieux, c’est que l’Anglais avec le même calme, la même immobilité, les deux mains sur ses cuisses, répétait toujours son ? tchize, ? pendant que la petite servante se désespérait de ne pouvoir comprendre.
Enfin de guerre lasse, elle alla prendre une chaise, la lui porta sous le nez et lui cria :
— Une chaise ?
Le Tchize revint encore aussi digne, aussi calme.
— Mais que veut-il donc ? se disait tout haut la malheureuse en se grattant la tête.
Jusqu’à présent, nous avions pu étouffer nos rires, mais, ma foi ! nous n’y p?mes tenir et nous éclatames.
Cette gaieté intempestive fit tourner la tête à la servante dont la figure plut?t triste que comique accusait le plus grand embarras. Songez donc que l’Anglais sans effort et sans trouble persistait dans son éternelle répétition, au point de faire croire qu’il attendrait là qu’on lui servit son ? tchize ? jusqu’au jour du jugement dernier.
Cela me fit de la peine et je résolus de venir en aide à la jeune fille.
— Vous ne savez pas ce qu’il vous demande ? lui dis-je.
— Est-ce que je comprends son baragouin, répondit-elle.
— Tchize, répliqua le d?neur pour la centième fois.
— Nous n’en avons plus !
— Allez-lui chercher du fromage.
— Comment ?
— Depuis une heure il ne vous demande pas autre chose.
— Eh ! que ne le disait-il plus t?t, s’écria la jeune fille. Il me crie tchize, tchize, s’il avait dit seulement du fromage, j’en aurais donné et tout était fini !…
J’avais le malheur de boire, en ce moment ; je voulus rire et j’avalai de travers. Mes compagnons eux aussi ne pouvaient plus y tenir. Il était temps que l’Anglais mangeat son fromage !
Ceci du reste me rappelle une aventure arrivée en Suisse à Alexandre Dumas.
Il voulait à toutes forces manger des champignons dans une auberge que son guide lui avait recommandée, et où, para?t-il, on en mangeait d’excellents. Personne ne parlait ni ne comprenait le fran?ais dans cette auberge, et Alexandre Dumas qui parlait plusieurs langues n’avait jamais voulu ni parler, ni comprendre l’allemand.
Il demande donc des champignons. On le regarde. Il fait des signes et explique ce qu’il veut ; on le regarde toujours, mais nul ne bouge. Alors notre grand romancier prend une feuille de papier et un crayon, puis dessine le champignon tant désiré. L’aubergiste sourit. Il a compris. Il dit un mot et la servante qui a re?u l’ordre, rapporte, — un parapluie !…
Moralité. Il est bon de conna?tre les langues des pays dans lesquels on voyage !…
Je trouve cependant qu’il est encore meilleur de conna?tre les gens avec lesquels on voyage ; aussi nous nous haterons de faire ensemble une plus ample connaissance avec MM. édouard et Charles Verlède, mes deux compagnons de route.
édouard était le fils unique et gaté d’un riche bourgeois du Marais retiré après fortune faite du commerce des denrées coloniales. Il avait fait de médiocres études à Charlemagne. Un dipl?me de bachelier laborieusement obtenu en était la récompense. Quand il voulut aller au delà, les examens lui furent moins favorables et il dut renoncer à faire partie des écoles militaires ou civiles dont les portes restèrent impitoyablement fermées à son incapacité.
Il n’était pourtant ni sot, ni fat, mais son père un peu trop ambitieux pour un ancien épicier ne rêvait pas moins que d’en faire un attaché d’ambassade ou un conseiller d’état. Or le jeune homme, aussi faible de santé qu’apathique de caractère, ne désirait que le repos, bien gagné, disait-il, après dix ans d’études. Vivre à sa fantaisie dans la plus complète indépendance, ignorant et ignoré, comme le rat de la fable dans son fromage, avec cette différence que le fromage était un gateau de beaucoup de mille livres de rentes, voilà quel était son rêve.
Son père en e?t été désolé, si son médecin, un vieil ami de la famille, ne l’e?t rassuré en lui disant :
— édouard est jeune. Tu as le temps d’en faire un ambassadeur en herbe ou un ministre en terrine. Sa santé seule pourrait te donner plus tard quelques inquiétudes. Le défaut de travail et d’activité achèverait d’atrophier ses facultés et d’aliéner ses forces. Il ne veut pas travailler ? Fais-le voyager. Au retour, il travaillera, parce qu’il se portera mieux.
Allez donc faire voyager un enfant qui n’a jamais été de la Bastille à la Madeleine à pied, dont le seul plaisir est de lire l’hiver au coin du feu des récits de voyages qu’il refait en dormant, ou l’été de s’étendre sur la mousse, à l’ombre, avec un livre de poésie qu’il sait par c?ur !
— Voyager ! je ne demande pas mieux, avait-il répondu à son père, quand celui-ci lui eut fait part des observations du docteur, mais où aller ? Dans les Alpes ? Aux Pyrénées ? En Auvergne ? En Amérique ? C’est bien loin, et il n’y a pas de chemin de fer partout. Je ne peux pas marcher, et d’ailleurs cela me fatiguerait trop.
— Travaille alors !
— à quoi bon ?
— Ma foi, dit le docteur en dernier ressort, si cet enfant continue de suivre cette vie-là, à trente ans il sera gros comme un hippopotame et aura juste l’intelligence d’une mouche !
— à tout prix, il faut le sauver, répliqua le père effrayé. Charles, cousin très-peu germain d’édouard, bien qu’il portat le même nom et qu’il appelat M. Verlède son oncle, était orphelin et pauvre, mais plein de santé, actif et travailleur.
Tout l’opposé de son cousin. édouard était blond et mince comme un fétu de blé. Charles était brun, trapu, un peu massif, toujours en mouvement et balan?ait l’emploi de son temps entre le plaisir et le travail. L’un rêvait beaucoup, écrivait très-peu et parlait encore moins. L’autre écrivait en parlant, parlait en écrivant et ne rêvait qu’au lit. à celui-ci la vie calme, paisible et uniforme du foyer. à celui-là, la vie affairée du boulevardier. Pendant qu’édouard ronronnait dans son fauteuil, Charles courait les cercles, les salons, les théatres, et pour se reposer allait respirer l’air des Alpes, des Vosges ou des Pyrénées.
— Je ne me repose qu’en marchant !
C’était sa devise. Ajoutons que c’était aussi son état de courir. Un grand journal parisien l’employait comme reporter et ses articles très-go?tés du monde littéraire et scientifique lui étaient payés assez cher pour qu’il p?t consacrer une partie de l’année à assouvir sa rage d’excursions dans les montagnes. Il y dépensait tout ce qu’il gagnait, quelquefois plus, ce qui l’avait mis très-mal avec son oncle, lequel avait bien su gagner, mais n’avait jamais appris à dépenser. Problème étrange que la loi des contrastes pourrait seule résoudre, les deux cousins s’adoraient. Une fois ensemble, on les e?t pris pour les deux frères même pour les go?ts et pour les habitudes.
— Il débaucherait mon fils, se dit M. Verlède.
Et il lui ferma sa porte. édouard n’en sut rien et grace à cette apathie dont nous avons parlé et qui n’est que l’égo?sme physique, il ne s’en s’inquiéta pas, attendant toujours le retour de son cousin, trop fier et trop occupé pour revenir.
Un auxiliaire sur lequel le docteur ne comptait pas, vint en aide à ses prescriptions. Cet auxiliaire, ce fut l’ennui. édouard s’ennuya tellement un beau jour qu’il alla trouver Charles.
— Monsieur est en voyage, lui dit le concierge.
— Ah ! fit édouard désappointé, de quel c?té ? à Versailles ? à Pontoise ?
— Ma foi, monsieur, je n’en sais rien. Je crois pourtant qu’il nous a dit : Je vais à Tombouctou !
— Tombouctou ? Il n’y a pas de chemin de fer de ces c?tés. J’attendrai son retour.
Charles revint plus t?t qu’on n’aurait cru. Pour aller à Tombouctou, il était passé par les Vosges et y était resté si longtemps qu’il rentrait à Paris pour se ravitailler. Sa bourse était à sec. Ne croyez pas qu’il en f?t contrarié. Cette vie au jour le jour lui plaisait. Le travail était toute sa richesse, et comme il travaillait beaucoup, il se croyait bien le droit de la dépenser sans souci de l’avenir, préférant chanter comme la cigale que de thésauriser comme la fourmi.
Et puis, disait-il, je ne suis riche que si je travaille. Quand je ne travaillerai plus, c’est que je serai mort.
édouard qui, par dés?uvrement, venait chaque matin demander si Charles était de retour, rencontra son cousin au moment où celui-ci descendait de voiture.
— Ne descends pas, lui cria-t-il, nous partons !
— Comment ! nous partons, mais, malheureux, j’arrive ! c’est tout te dire.
— Tu n’as pas d’argent ? J’en ai. En route !
— Pas si haut. Ton père pourrait t’entendre. Et d’abord embrassons-nous et montons chez moi. Nous causerons plus à l’aise.
Le premier résultat de la conversation que les deux amis eurent ensemble fut de faire rentrer Charles dans les bonnes graces de M. Verlède, mais le but visé par édouard était loin d’être atteint. Charles ne consentait à accepter son cousin comme compagnon de voyage qu’à la condition expresse de partager tous les frais que co?teraient leurs excursions communes.
Ce que voyant, édouard trouva un terme moyen. Charles travaillait pour un éditeur très-connu à un journal de voyages qui trouvait surtout sa vogue et son succès dans les illustrations. édouard ne dessinait pas mal. Il offrit son concours à l’éditeur. Celui-ci accepta cette collaboration qu’on lui offrait et que Charles avait chaudement recommandée. Au bout de deux ans de travail les deux cousins, collaborateurs dévoués et assidus, gagnaient à peu près les mêmes appointements. Il en était résulté que Charles voyageait un peu plus depuis qu’il avait un compagnon et qu’édouard, ayant repris go?t au travail et retrouvé dans une vie active toute sa santé était devenu un gar?on plein de bonne humeur.
Cependant il n’avait pas encore pu acclimater ses jambes aux longues courses dans les montagnes. Il ne désespérait pas de les y habituer, mais malgré lui, chaque fois qu’il fallait mettre sac au dos et reprendre le long baton ferré, il faisait une moue des plus comiques.
Voilà ce qu’étaient les deux jeunes gens que le hasard avait placés sur ma route. Comme j’aurai occasion de retrouver M. Verlède père aux Eaux-Bonnes où la Faculté avait envoyé son asthme, je les compléterai plus tard.
Pendant qu’au travers d’une conversation à batons rompus je cueillais au vol les renseignements que je viens de condenser en un seul récit, nous avions tous trois fait du chemin sur la route d’Espagne, sans nous préoccuper de l’Anglais que nous ne devions plus revoir, ni de la femme au capulet rouge que nous devions retrouver.
On allait à pied, gaiement, échangeant ses confidences. édouard tramait bien la jambe et par moments reprochait à Charles de n’avoir pas pris de mulets, mais nous lui donnions raison, ce qui le faisait sourire et animait sa verve gouailleuse contre les voyages pédestres.
Du reste la route que nous suivions est faite pour décourager. Elle monte et descend à travers des bosquets de chataigniers qui cachent des rochers et des pentes couvertes de fougères. Pas un seul point de vue digne de remarque.
Après avoir franchi quelques ruisseaux, nous arrivames à un ravin ouvert entre deux promontoires rocheux. C’est la limite de la France et de l’Espagne. Un hameau ferme l’entrée de ce ravin pour la plus grande facilité des contrebandiers.
Derrière le hameau la route s’engage dans des rochers et des pentes nues, mais à un détour nous fait une surprise à laquelle nous étions loin de nous attendre. Le paysage en effet a changé subitement d’aspect. Les montagnes qui bordent l’horizon se développent en un immense cirque rempli de forêts, dans lesquelles on s’engage à l’ombre des hêtres et le long d’un ruisseau.
Enfin on aper?oit une maison située au milieu d’une clairière et une chapelle abandonnée. Saluons. Nous sommes au col de Roncevaux.
Par lui-même le col n’a rien de remarquable, mais il laisse, par dessus ses croupes recouvertes de bruyères, la vue s’égarer sur les plus belles forêts des Pyrénées espagnoles et sur des plaines vastes et fertiles que ferme une cha?ne bleuatre. Le coup d’?il en est très-pittoresque.
Le passage de Roncevaux ou plut?t le port d’Ibanêta est très-fréquenté. Déjà du temps de Charlemagne la route était une des grandes voies internationales et nul doute qu’elle ne le devienne un jour si l’on veut achever le chemin de Valcarlos à Bargnete. Il s’y fait un très-grand commerce. Les vins et les laines y sont échangés par les Espagnols contre les mulets, les étoffes et la quincaillerie des Fran?ais. Nous d?mes même, pour continuer notre route, laisser passer un convoi d’une quarantaine de mulets chargés. Que portaient-ils ? La douane n’aurait peut-être pas su nous le dire.
Comme ni les uns ni les autres n’étions venus pour compter les mulets qui franchissent par jour le port d’Ibanêta, nous descend?mes du col par une pente très-facile et au sortir d’un petit bois nous aper??mes devant nous deux tours carrées avec machicoulis surmontant un batiment lourd et massif, une rue vo?tée et fermée par de doubles portes, le tout noir, humide, monotone.
Cette forteresse du moyen age était le couvent des Roncevaux.
— Entrons-nous ? dit Charles.
— Si on veut bien nous ouvrir, répliqua édouard, je n’y vois pas d’inconvénients, à moins qu’il n’y ait pas de chaises pour se reposer.
— Paresseux ! Taille ton crayon. Tu vas avoir de la besogne.
Un moine augustin vint nous recevoir au seuil de l’église dont le vaisseau gothique à trois nefs est très-élégant. La porte du clo?tre ogival est placée entre deux charmantes fenêtres murées et le couvent auquel ce clo?tre communique a un parfum de mysticisme qui en impose aux plus incrédules.
Le moine avec une politesse et une grace qui décelait l’homme du monde nous fit les honneurs de l’église et de la sacristie.
— Notre couvent est pauvre et ne satisferait pas votre curiosité, dit en souriant le moine à Charles qui manifestait le désir de visiter le clo?tre ; en revanche la sacristie possède un trésor inestimable et il n’y a pas d’indiscrétion à le voir.
— Oh ! oui, m’écriai-je sans voir la confusion de Charles, les reliques de Roland !
— Authentiques et inépuisables, ajouta Charles qui avait à c?ur la le?on du moine.
— Monsieur, il n’y a que la foi qui sauve, répliqua le moine sans s’émouvoir et en s’apprêtant à montrer le trésor de son couvent, mais je puis vous certifier que les reliques du pieux chevalier sont aussi authentiques que les reliques non moins inépuisables vendues aux Anglais qui explorent le champ de bataille de Waterloo ou aux voltairiens qui visitent le chateau de Ferney.
— C’est vrai, dit Charles avec franchise.
— Battu et content, riposta édouard.
Le moine, moins sensible à la flatterie, ne répondit rien et reprit avec modestie son r?le obligé de cicerone. Il nous montra sans enthousiasme et sans doute un peu blasé par la vue de ces souvenirs d’un autre age, le gantelet, les bottes et les masses d’armes de Roland. Il nous parla aussi des pantoufles de velours rouge et des guêtres de soie cramoisie de l’archevêque Turpin, mais il se dispensa de les étaler devant nos yeux profanes.
Puis, toujours affable et poli, il nous fit passer par un corps de batiment qui tombait en ruines, et nous souhaitant un bon voyage, il salua et disparut.
J’étais pour mon compte très-désappointé. Si j’avais été seul, je n’aurais pas manqué de chercher des renseignements positifs sur la légende de Roland. Je n’étais guère venu pour un autre motif. Avec mes compagnons, il me fallait ne compter que sur l’imprévu. Je les suivis donc en maugréant et édouard qui se plaignait d’être trop fatigué, ayant exigé qu’on se reposat, nous nous dirigeames vers une auberge qui avec la douane et deux ou trois cabanes forme le village de Roncevaux.
L’auberge était espagnole ; c’est dire qu’elle ne brillait ni par le confort, ni par la propreté. Le foyer, autour duquel étaient installés des bancs de bois qui servaient à la fois de sièges, de lits et de tables, était établi sur des pierres plates au milieu de la pièce et entouré de pots noirs de suie. Une cha?ne pendue au plafond portait la marmite et la fumée sortait par une ouverture pratiquée dans le toit quand le vent était assez complaisant pour ne pas la repousser dans la pièce. Le personnel de l’auberge ressemblait à l’ameublement.
Vous dire que je m’empressai de ne pas y entrer est inutile. Je savais du reste que les environs de Roncevaux ont des paysages gracieux et des sites très-intéressants. Je voulus en profiter.
— Vous me retrouverez dis-je, à mes amis, en suivant ce ruisseau.
Charles aurait bien voulu venir avec moi, mais édouard était déjà installé dans un coin de l’auberge. Il me laissa aller en me promettant de ne pas être long à me rejoindre.
Le ruisseau dont je devais suivre le cours baigne le pied des murailles du couvent et descend de la montagne en ouvrant un charmant vallon boisé, que dominent la redoute de Lindux et le pic de l’Altabiscar.
? C’est là que fut consommée la sanglante défaite de Charlemagne, la seule qu’il n’ait pas vengée ! ?
Qui donc, en voyant ces belles vallées et ces magnifiques bois de hêtres, pourrait croire à l’épouvantable tragédie qui s’y est passée il y a dix siècles ? Est-ce de la légende ? Est-ce de l’histoire ? L’une et l’autre. L’histoire veut que dans les défilés de Roncevaux, sous les rochers que les Basques firent rouler sur eux du haut de l’Altabiscar, les douze pairs de l’empereur franck aient été écrasés, que Roland y ait brandi en vain son épée Durandal et sonné pour la dernière fois dans son cor d’ivoire ! Mais les Basques vainqueurs des Francks, plus exigeants que l’histoire, célèbrent encore aujourd’hui leur victoire dans des chants de guerre, dont voici le plus connu :
? Un cri s’est élevé du milieu des montagnes des Basques, et le ma?tre de la maison, debout devant sa porte, a ouvert l’oreille et dit :
? Qui est là ? Et que me veut-on ?
? Et le chien, qui dormait aux pieds de son ma?tre, s’est levé et a rempli de ses aboiements les environs d’Altabiscar.
? Au col d’Ha?eta un bruit retentit. Il approche en frappant à droite et à gauche les rochers. C’est le murmure sourd d’une armée qui vient. Les n?tres y ont répondu du sommet des montagnes. Ils ont fait entendre le signal de leurs cors. Et le ma?tre de la maison aiguise ses flèches !
? Ils viennent. Ils viennent ! Quelle haie de lances ! Comme les bannières de toutes couleurs flottent au milieu d’eux ! Quels éclairs jaillissent de leurs armes ! Combien sont-ils ? Enfant, compte-les bien, un, dix, vingt, cent et par milliers d’autres encore ; on perdrait son temps à les compter.
? Unissons nos bras nerveux et souples, déracinons ces rochers. Lan?ons-les du haut de la montagne en has jusque sur leurs têtes, écrasons-les, frappons-les de mort. Que voulaient-ils de nos montagnes, ces hommes du Nord ? Pourquoi sont-ils venus troubler notre paix ? Quand Dieu fit ces montagnes, il voulut que les hommes ne les franchissent pas.
? Mais les rochers en tombant écrasent les troupes. Le sang ruisselle. Les débris de chair palpitent. Oh ! combien d’os broyés, quelle mer de sang !
? Fuyez, fuyez, vous à qui il reste de la force et un cheval. Fuis, roi Carloman, avec ta plume noire et ta cape rouge. Ton neveu bien-aimé, Roland le robuste, est étendu mort là-bas. Son courage ne lui a servi à rien. Et maintenant, Basques, laissons ces rochers, descendons vite et lan?ons nos flèches à ceux qui fuient.
? Ils fuient, ils fuient ! où donc est la haie de lances ? Où sont ces bannières de toutes couleurs flottant au milieu d’eux ? Les éclairs ne jaillissent plus de leurs armes souillées de sang. Combien sont-ils ? Enfant, compte-les bien. Cent, vingt, dix, un ! Un, il n’en para?t pas un de plus !
? C’est fini ; ma?tre de la maison, vous pouvez rentrer avec votre chien. Embrassez votre femme et vos enfants. Nettoyez vos flèches, serrez-les avec votre cor, couchez-vous et dormez. La nuit, les aigles viendront manger ces chairs écrasées et tous ces os blanchiront dans l’éternité ! ?
Pendant que je humais ce parfum de poésie primitive à travers les émanations printanières des forêts de Roncevaux, je reprenais aussi le point de départ de cette épopée grandiose pour la reconstruire à l’aide de mes souvenirs. Mais l’histoire se confond tellement avec la légende que je me perdis dans l’une pour me retrouver dans l’autre.
Alors, assis sur le tronc renversé d’un mélèze, la tête appuyée sur la main, le regard perdu dans l’immensité, je me mis à écouter les voix qui montaient de l’ab?me, une surtout qui semblait réciter comme un chant funèbre en l’honneur de Roland :
? La victoire a rempli tous les v?ux du fils de Milon, du vainqueur de Ferragus et d’Agramant. Les lueurs de sa redoutable épée ont frappé d’un vertige imprévu le perfide Abutar, et les bords de l’èbre ont vu abattre l’orgueil du fier Sarrasin.
? Alors Roland dit à ses guerriers :
? — Retournez à la patrie impatiente. L’absence a trop longtemps refroidi la cendre de vos foyers hospitaliers. Partez. Je marcherai le dernier afin que si les vaisseaux épars se ralliant au cri de la vengeance veulent suivre en les mena?ant nos illustres bannières, ils rencontrent l’écueil de mon bouclier. Partez. Je l’étends sur vos phalanges, sur vos trésors, sur vos trophées.
? Et les guerriers de répondre au preux invincible :
? — Oui, nous te précédons, pour annoncer tes exploits à la France ravie, pour l’entra?ner avec nous sous les arcs triomphaux que nous élèverons sur ton passage. Allons suspendre des lauriers à la porte de nos temples, accorder les lyres et tresser les couronnes des festins. Roland va bient?t revoir nos frontières et les peuples à son aspect l’acclameront.
? Aveugle espoir ! répond la Destinée au front sévère.
? Déjà s’est dissipée la poussière de nos derniers escadrons. Au tumulte de l’armée qui s’éloigne succède un long silence.
? Roland n’a plus à ses c?tés qu’Anselme, Olivier, éginhart et Thierry. Vingt fois dans sa course isolée, des troupes d’infidèles l’aper?oivent et le regardent comme leur proie, mais à peine l’ont-ils reconnu qu’ils reculent de frayeur en se disant : C’est lui ! Et cependant Roland et ses amis s’entretenaient ensemble amicalement. Leur ame ne soup?onnait ni tra?tres ni emb?ches.
? Le héros arrive au long défilé du Roncevaux. Les sommets des hautes Pyrénées répandent une nuit éternelle sur cet étroit sentier que resserrent les escarpements des rochers sourcilleux et que domi nent des masses pendantes et des forêts redoutées. à travers ces horreurs et ces ombres sinistres, Roland passe avec sécurité. Tout à coup un bruit sourd fait retentir la triple cha?ne des échos sinistres. Le preux, sans s’effrayer, lève les yeux et voit la cime des monts hérissée de soldats nombreux. ?
Ce ne sont pas des soldats, mais la légende n’y regarde pas de si près. L’histoire nous dit que ces milliers de sauvages ennemis, tapis comme des loups affamés dans les noires sapinières, qui guettaient l’armée franque du haut de l’Altabiscar, étaient les Gascons d’Espagne et de Gaule dont les longues et malheureuses guerres d’Aquitaine avaient gonflé le c?ur d’une haine barbare, bien que légitime. Il y avait encore plus de femmes et d’enfants que d’hommes. Tout ce qui pouvait porter un pieu, manier une hache, lancer des pierres et des flèches était là. Les Basques venaient demander compte de la liberté que Dieu leur avait donnée, aux hommes qui voulaient la leur ravir !…
Forts de leur nombre et plus encore de leurs postes inexpugnables, les laches crient au héros qu’il faut mourir. Les laches !… Ah ! cette fois ce n’est plus l’histoire qui a la parole ; laissons parler la légende dont les échos des ravins semblent répercuter le plaintif murmure :
? La grêle qui dans l’ardente canicule écrase des moissons entières est moins bruyante et moins pressée que la nuée de flèches sifflantes qui percent les cottes de mailles des Francks comme si elles étaient de laine. Puis, ce sont les mélèzes, les sapins, les cyprès arrachés, les rochers énormes ébranlés dans leur base qui roulent en détournant le cours des torrents et en entra?nant les neiges amoncelées. L’onde égarée écume et mugit. L’avalanche tonne et foudroie. Des gouffres nouveaux ouvrent leurs flancs ténébreux. Ces volcans endormis se réveillent et lancent leurs feux souterrains. On dirait, à cette image de la destruction, qu’il faut que l’univers périsse pour que Roland soit ébranlé !
Ses compagnons ont cessé de vivre. On n’entend que les plaintes des blessés et le rale des mourants. L’arrière-garde franque jusqu’au dernier homme g?t dans le val et dans les gouffres qui l’environnent.
Sanglant et mutilé, Roland est encore debout. C’est lui qui menace. Il plane sur le chaos, il lutte avec la nature, il triomphe de la mort qui l’assiège.
? prodige d’un grand c?ur ! audace d’un paladin immortel ! Les débris qu’on lui lance, les troncs d’arbres, les éclats de roches fracassées, les éboulements des montagnes sont autant de degrés qu’il escalade pour atteindre son ennemi.
Hélas ! l’amas de ruines qui le porte s’écroule sous le poids de Roland. Il retombe et pour la première fois le héros tressaille, non de peur, mais de désespoir. Tant?t il saisit sa Durandal et fend les rochers, tant?t se jetant au-devant des cataractes, il oppose sa vaste poitrine aux ondes jaillissantes, tant?t il sonne du cor et le son qu’il en tire roule comme un tonnerre dans les gorges de Roncevaux.
Les monts tremblent, l’air frémit, les bêtes fauves s’enfuient dans leurs tanières, et le cor de Roland qui sonne le funèbre hallali, va réveiller les sentinelles des chateaux voisins et semer la terreur dans l’armée franque.
Charlemagne a reconnu le son de ce cor. Il n’y a que son neveu qui puisse faire résonner ce belliqueux instrument avec autant de force. Il donne l’ordre aux bataillons de reprendre la route qu’ils viennent de parcourir. à la rapidité de leur marche, on dirait qu’ils poursuivent un ennemi fugitif. Mais, à mesure qu’ils s’avancent, le bruit s’affaiblit. Le cor ne rend que des notes plaintives, déchirantes. Puis on n’entend plus rien, Roland est mort.
Mort !… Les veines de son cou robuste ont éclaté. Ses poumons déchirés ont laissé échapper à longs flots le sang qui bouillonnait et l’armée, orpheline de son héros, entoure les bords de l’ab?me où g?t le plus courageux de ses guerriers ! ?
Et la voix qui me parle, peut-être celle de Turpin, ajoute ces mots :
— Le nom de Roland éblouissant de gloire vivra jusqu’à la fin des siècles et nos descendants en conserveront religieusement la mémoire !
Et moi d’ajouter tout haut comme pour répondre à ces voix qui montent de l’ab?me :
— Oui, il faut que Roland ait été un grand héros pour que son nom soit parvenu jusqu’à nous, sans une ombre à sa gloire, sans une tache à sa vie.
Un éclat de rire me répond. Charles et édouard sont derrière moi. Ils m’ont entendu et je me sens rougir d’être pris en flagrant délit de poésie et de légende.
— Allons ! debout, debout poète, me crie édouard.
— Avec d’autant plus déraison, ajoute Charles, que la nuit approche et que nous avons plus de trois heures de chemin.
— Où allons-nous ?
— Suivez-moi. Je connais les Pyrénées aussi bien que les rues de Paris.
Je fis la moue et n’en suivis pas moins mon compagnon et mon guide. J’avais du reste en réserve dans ma pensée quelques études à faire, sur les terrains riches en houilles de fer et en marbres rouges que je n’avais fait qu’entrevoir, et sur les dispositions prises par le général Soult pour envahir l’Espagne. Ce dernier point me tracassait le plus. J’avais déjà étudié sur place la défaite de nos troupes par Wellington. J’aurais bien désiré en étudier la revanche, bien qu’au rebours des données de l’histoire, cette revanche e?t précédé la défaite.
Dès que nous f?mes en marche, édouard vint à mon secours :
— C’est en effet, me dit-il, une admirable légende que celle de Roland, mais je n’y ai jamais ajouté foi.
— Pourquoi ? riposta Charles. Cette histoire est aussi simple que grande. Je me charge de te faire revenir sur ton opinion quand nous serons à la fameuse brèche que la Durandal du héros a faite aux tours du Marboré !
— Peuh ! fit édouard, tu as lu l’Arioste. Tu revois le chateau d’acier d’Atlant l’enchanteur, le rocher d’où fut précipitée Bradamante et l’arène où Agramant, Ferragus et Marsile combattaient contre les preux de Charlemagne ! Je t’assure que je n’ai pas été ému envoyant le col de Roncevaux où l’histoire fait mourir le neveu de Charlemagne et que je ne le serai pas plus en voyant le Marboré, cette terre sacrée, illustrée par les héros sortis tout armés du cerveau d’un poète.
— à de gigantesques exploits il fallait une scène gigantesque. à grande histoire il faut grand poète : relis les Légendes des siècles de Victor Hugo.
— Gros rêveur ! Tu ne seras jamais un homme positif !
— Ni sous-préfet, comme tu le seras sans doute.
— Merci ! Enfin veux-tu que je te dise ? Convertis-moi ! je ne demande pas mieux. Et je te promets de croire que Roland a tranché une montagne avec son épée et sonné de l’olifant au point de se faire entendre à trente lieues de distance.
Charles s’arrêta et d’une voix grave :
— Il est des choses divines et mystérieuses consacrées par le temps et la foi populaire. Il ne faut pas les discuter, mais y croire. Les siècles ont passé sur cette légende et l’ont respectée. De quel droit, sans autre raison que ton scepticisme, viendras-tu flétrir les fleurs dont la poésie a parfumé la tombe de Roland ?
Il se fit un long silence. Nous suivions un sentier roide, pierreux qui se tordait dans des fougères et sur des croupes arides. De tous c?tés de vastes forêts nous enveloppaient de leurs ombres, on entendait le murmure des ruisseaux et des torrents, mais nous ne jouissions ni d’ombrage ni de fra?cheur. L’air était lourd ; de temps en temps des bouffées de vent humide gla?aient la sueur qui perlait sur nos fronts, nous donnant un frisson désagréable auquel succédait une sensation de chaleur plus désagréable encore.
Je n’osais pas demander où nous allions, et, très-mécontent de voir les deux amis ne plus se parler, je repris le fil de la conversation où il s’était brisé :
— Et nul n’a vengé cette défaite ? m’écriai-je.
Je peux me flatter d’avoir eu un joli succès. édouard se mit à rire et Charles sauta de joie en disant :
— à la bonne heure ! vous ressemblez aux Anglais qui voient jouer une pièce fran?aise. Ils écoutent et quand un mot est applaudi ou fait rire, ils le cherchent sur le dictionnaire et se mettent à applaudir ou à rire, une heure après que le mot a été lancé ! Très-bien ! Votre observation du reste n’est pas juste.
— Ah ! ah ! fis-je, flairant la suite de ma campagne de la Rhune.
— D’abord les généraux Moncey et Marbot ont en 1794 battu les Espagnols dans ce même défilé de Roncevaux, et je ne vous cacherai pas que la République fran?aise a daigné voir dans ce triomphe une vengeance de la mort de Roland.
J’étais désappointé, mais édouard reprit :
— En 1813, Soult l’a passé pour aller délivrer Pampelune.
— Enfin, me dis-je, nous y voici.
Et nous nous m?mes en causant, à apporter chacun notre pierre à cet édifice historique.
C’était en octobre 1813, année fatale à nos armes ! nous avions été rejetés en de?à de la cha?ne des Pyrénées. Pampelune résistait encore et Soult résolut de pénétrer de nouveau en Espagne pour délivrer cette ville qu’assiégeait Wellington et détruire la droite de l’armée anglaise. Le 23 au matin, il passa le col de Roncevaux à la tête de 35 000 combattants et attaqua à l’improviste les 18 000 Anglais postés dans la vallée, dans des positions inexpugnables. Les culbuter, emporter toutes les positions, forcer l’ennemi à la retraite et le poursuivre en désordre jusqu’à Sauroren, fut l’affaire d’une demi-journée.
— Mais là, dit Charles, s’engagea une bataille décisive.
Pendant que Soult chassait devant lui les Anglais comme des bestiaux, la garnison fran?aise de Pampelune faisait une sortie et le général O’Donnel pris entre deux feux enclouait ses canons et faisait sauter ses magasins. Le siège allait être levé et Pampelune délivrée quand arrivèrent un corps d’Espagnols et toutes les divisions disponibles de l’armée anglaise que Wellington commandait en personne. Il était temps : nous occupions déjà toutes les hauteurs dominant le village, mais les alliés étaient disséminés sur une ligne de rochers très-escarpés. Vers midi, la bataille commen?a. Par une imprudence du général Clausel, toute la droite de notre armée s’engagea dans la vallée où elle tut prise entre trois feux. Le centre était plus heureux, mais n’étant pas soutenu par la droite obligée de battre en retraite, il disputa énergiquement la position, repoussant vingt fois les alliés jusque dans Pampelune, mais toujours repoussé à son tour par des troupes fra?ches. Le champ de bataille était jonché de nos morts. Il fallut battre en retraite sous les feux croisés de l’artillerie anglaise et harcelés par l’infanterie portugaise qui n’avait pas encore pris part au combat. Quant à la gauche de notre armée, victorieuse et fière de sa victoire, elle chassa les Anglais jusqu’au delà de Pampelune, mais après la défaite du centre dut se retirer précipitamment.
— Et à grand’peine, ajoutai-je, Soult put ramener son armée au delà de la frontière où l’attendait la défaite.
— Ceci du moins est de l’histoire, dit édouard, mais dis-moi, Charles, est-ce que tu nous conduis à la poursuite des Anglais dans la vallée d’Estevan ?
— Nous en sommes bien loin.
— Et où sommes-nous ?
Charles s’arrêta, regarda à droite et à gauche d’un air inquiet qui pour nous, grace à la nuit tombante, devint plus inquiétant encore :
— Ma foi, dit-il, je n’en sais rien.
Et il y avait au moins trois heures que nous marchions sans avoir vu une maison, ni rencontré ame qui vive ! Pour comble de malheur une petite pluie fine et serrée, chassée par le vent, nous cinglait la figure et nos estomacs sonnaient la cloche du d?ner.
— Et tu disais conna?tre ton chemin ?
— Je le connais bien, mais c’est lui qui ne me reconna?t plus, l’ingrat.
— Si nous attendions ?
— Un passant ? merci, à cette heure, il n’y a plus que des ours et des contrebandiers.
— Alors que faire ?
— Marcher.
— Mais nous ne sommes plus en France ?
— Nous sommes aux Pyrénées, et les Pyrénées c’est la France. En route !
Il est de fait que le seul moyen de trouver un g?te était de continuer son chemin. Je proposai de longer une immense forêt qui semblait nous barrer le passage et que j’ai su depuis être la forêt d’Iraty et de nous diriger vers le torrent ou la rivière dont on entendait le bruissement des eaux.
Cette proposition fut adoptée, et si elle allongea d’une grande heure notre route, nous en f?mes récompensés par un spectacle auquel nous ne nous attendions pas et une aventure comico-tragique dont nous ne nous repent?mes pas d’avoir été les témoins.
à force de grimper en zigzag les longs lacets d’une arête dominant le ravin dans lequel bouillonnait le torrent après lequel on courait et qui semblait nous fuir, mouillés jusqu’aux os, mourant de faim, harassés de fatigue, nous aper??mes enfin à travers le rideau des hêtres de la forêt, de grandes lueurs à l’horizon. La pluie avait cessé et par l’immense échancrure qu’ouvrait dans le ciel le col où nous nous trouvions, — c’était, je le sus un peu plus tard, le col d’Aphanicé, — la lune per?ant les nuages nous apparut comme un flambeau tutélaire. éclairés par cette lumière qui nous tombait du ciel et guidés par ces autres lumières qui nous arrivaient de la vallée, nous montames avec courage sur les croupes et les terrasses qui se succédaient sous nos pas comme les échelons d’un vaste escalier.
Arrivés au sommet, nous nous arrêtames épouvantés. Charles seul s’écria :
— Je me reconnais ! Enfin !
Mais son soupir de soulagement ne trouva pas d’écho dans le c?ur d’édouard. Quant à moi, j’avais tout oublié pour admirer l’immense cirque de montagnes dont nous étions le point central.
Pour la deuxième fois, je me retrouvais la nuit par un beau clair de lune au c?ur des Pyrénées et je ne crois pas que leur vue soit aussi grandiose en plein soleil. J’en ai emporté une impression si profonde que je me sens impuissant pour la décrire, cette description ne devant pas plus ressembler à mon enthousiasme qu’une carte géographique ne ressemble à un tableau de Decamps.
Au fond de la vallée, dans la poussière brumeuse de la nuit, scintillaient les feux de vingt villes ou villages. Saint-Jean-Pied-de-Port se découpait en noir sur l’horizon et le val d’Aneguy laissait ondoyer ses campagnes riantes qui s’endormaient le long des rubans argentés de ses mille rivières. Sur la droite s’ouvrait un ravin sombre où mugissaient des torrents, dont on entendait le bruit imitant le murmure de la foule, et dont on voyait jaillir de temps en temps les gouttelettes de leurs cascades qui crépitaient aux clartés de la lune comme les étincelles d’un feu d’artifice ! Devant nous, immobile et droite, géant nus en sentinelle par le temps, se dressait la pyramide rocheuse d’Aphanicé que nul n’a songé à escalader, et derrière, les forêts de la montagne noire semblaient une immense tache d’encre sur les grisailles des rochers et la verdure des plaines.
Enfin à deux pas de nous, perché sur une terrasse, nous apparaissait un village encore éclairé où nous trouverions un g?te et du pain.
— C’est Ahusky, nous dit Charles. Bonne auberge, je la connais. Mais, pour y arriver, profitons de la lune. Le chemin n’est pas commode.
édouard ne bougeait pas.
— Eh bien, édouard ?
— Ah ! mon ami, je ne peux plus aller. Laisse-moi reposer.
— Nous nous reposerons à Ahusky ! et après-demain aux Eaux-Bonnes.
— Dire que si nous avions pris le chemin de fer nous y serions de puis longtemps !
— Apprends, impie, que les chemins de fer ne sont créés et mis au monde que pour transporter nos colis et nos bagages !
— Ah ! que je voudrais donc être un colis, dans ce moment surtout ! Force resta à la loi. Charles prit édouard par le bras et le somma de nous suivre. L’espoir d’un bon d?ner et d’un bon lit lui donna du courage. Par malheur, tout enthousiasme était refroidi, il fallait refaire à la descente le chemin que nous avions fait à la montée, avec cette différence qu’il était moins pittoresque, plus encombré de pierres et de ronces, et que, la lune s’étant cachée sous de gros nuages noirs, on ne voyait pas où on marchait.
Le vent soufflait avec rage et la pluie recommen?ait de plus belle. Nous étions glacés.
— Un riche temps pour les fluxions de poitrine, dit Charles en riant ou plut?t en essayant de rire.
Il vint un moment où nous f?mes obligés de nous arrêter. Le plateau qui nous séparait d’Ahusky ne nous offrait aucun sentier, et de chaque c?té nous apercevions de larges fondrières aux trous noirs et profonds.
Charles et édouard étaient vêtus en touristes de la tête aux pieds. Leur long baton ferré leur fut d’un grand secours. Moi, je n’avais qu’une simple canne et des bottines de chasse, déjà toutes éculées, déformées et trouées. Ils avaient en outre un imperméable, une large ceinture et une espèce de capuchon qu’ils rabattaient sur leur chapeau de feutre. Moi je possédais un pardessus qui, une fois mouillé, fit sur mon dos l’office d’une éponge. Je ne pus m’empêcher de le faire remarquer à mes compagnons de voyage, dont l’un vexé de s’être égaré, l’autre désespéré de ne pouvoir marcher, firent peu attention à mes plaintes.
à tout prix il fallait avancer. Charles hésitait. Enfin il eut une idée.
— Le chemin n’est pas tracé, dit-il, mais je le suivrai avec prudence en tatonnant avec mon baton. édouard, accroche le tien à ma ceinture, tiens-le de tes deux mains et marche derrière moi.
— Pardon, fis-je, si vous preniez ma canne, je me servirais du même procédé en accrochant votre baton à la ceinture d’édouard.
— C’est vrai, il ne risquera pas de tomber de cette manière. Adopté !…
Et ce fut ainsi qu’à la queue leu leu nous nous hasardames à affronter ce plateau criblé de trous.
— C’est probablement là que les géants jouent à la balle ! dit Charles.
Nous n’avancions que lentement, avec précaution, cherchant la route qui devait conduire à ce hameau dont les lumières commen?aient à s’éteindre.
Le vent s’était un peu apaisé, mais la lune restait obstinément cachée, et de temps en temps des bruits et des lueurs étranges frappaient nos oreilles et épouvantaient nos regards.
Les bruits ressemblaient aux sons d’une harpe, un chant plaintif et monotone en accompagnait les sons. On e?t dit que dans ces trous béants des ames captives exprimaient leurs douleurs, et, réveillées par un passant audacieux, leur demandaient des secours ou des prières.
Quant aux lueurs, une minute de réflexion nous les fit comprendre. Par de là le plateau était une usine ou fonderie dont nous n’apercevions que le reflet rougeatre qui changeait à chaque ondulation de terrain. Les eaux des torrents de la montagne qui venaient se perdre dans plusieurs de ces gouffres signalés plus haut, en réfléchissaient la lumière, et leurs nappes s’émiettant en poussière ou se pelotonnant en écume passaient par cette zone de feu tant?t sombre, tant?t brillante, avec la vitesse et les formes capricieuses des feux follets voltigeant sur les marais.
Le bruit s’expliquait de lui-même, c’était le murmure des torrents tombant dans le gouffre ; aussi nous n’étions pas rassurés. Le pic d’Aphanicé qui semblait tant?t nous suivre, tant?t marcher à c?té de nous, augmentait cette frayeur. On e?t dit par moments, tant notre imagination était affolée, tant la fatigue et la faim en nous creusant l’estomac affaiblissaient notre cerveau, que ce pic inoffensif avait la forme d’une femme vêtue de blanc couronnée de houx sauvage, et pleurant des larmes de sang.
Ah ! comme je compris alors à cette illusion d’optique la facilité qu’ont eu les légendes les plus merveilleuses à s’implanter dans les croyances des populations primitives !…
Nous marchions toujours et nous n’avancions pas. Le hameau s’était endormi. Sa dernière lumière s’était éteinte emportant notre dernier espoir. Jamais pilote qui a perdu sa boussole ne se trouva aussi embarrassé que notre chef de file.
Tout d’un coup il y eut un moment de recul dans notre caravane. Je lachai le baton et je roulai parterre. édouard, plus prudent, s’était cramponné et avait glissé, entra?nant Charles avec lui. Je me relevai aussit?t et courus près de mes camarades :
— N’avancez pas, me cria Charles.
— Tiens, fis-je, on dirait Une femme.
C’était en effet une femme coiffée d’un capulet rouge, et qui, adossée contre un rocher, semblait vouloir nous barrer la route. Je me retournai involontairement vers le pic d’Aphanicé. Je croyais que, las de nous suivre, il avait fini par s’endormir sur notre chemin.
La femme, ayant sans doute vu l’effet qu’elle avait produit ou plut?t voyant bien à qui elle avait affaire, leva la tête et sur un ton nasillard, dans un dialecte moitié basque, moitié espagnol, nous demanda l’aum?ne. Puis, se mettant sur son séant, elle se mit à nous débiter un chapelet auquel toutes les nations réunies du globe n’auraient pu rien comprendre.
Pendant ce temps nous entendions défiler comme une cavalcade sur le sentier que nous venions de quitter et sur lequel la femme je tait les yeux attendant un signal.
Un peu impatienté, j’allai à elle avec l’intention hostile de nous faire faire place, quand soudain sa figure m’apparut, et je m’écriai :
— La femme de la voiture !
C’était elle en effet qui nous reconnut à son tour et se mit en bon fran?ais à nous faire des excuses. Sans le savoir, nous étions tombés dans une embuscade de contrebandiers.
Nous lui racontames notre aventure, et aussit?t elle s’offrit de nous conduire elle-même, ce que nous acceptames de grand c?ur.
Il nous fallut rétrograder !…
La route se trouvait pour ainsi dire fermée par le rocher auquel la femme était adossée. Un sentier descendait à droite et se perdait dans une obscurité de mauvais augure que nul de nous n’e?t osé affronter, mais à travers le rocher s’ouvrait un chemin très-étroit et qu’on escaladait sur de grosses pierres.
Ce chemin, qui ne devait être autre que le lit du torrent qui avait miné le rocher, nous conduisit sur l’arête d’une montagne abrupte, déchiquetée par les avalanches et entourée de pics, de glaciers, de précipices, de roches branlantes auxquels la nuit prêtait un concours fantastique.
Rien de plus beau, rien de plus terrible !
Soudain la femme nous dit :
— Les voilà. Ils m’attendent.
En effet, sur l’arête de cette montagne le long de laquelle se détachaient, à l’instant, de grosses pierres avec un bruit formidable, nous aper??mes, grima?ant dans le clair-obscur des glaciers un groupe de montagnards dont deux portant des torches.
La femme les appela. à cet appel la petite caravane s’arrêta et nous p?mes distinguer sous un costume irréprochable de touriste les plus honnêtes figures du monde. L’un d’eux se détacha même pour aller à notre avance, mais fit-il un faux pas ou le rocher éclata-t-il subitement, il disparut dans une crevasse qu’on e?t dite dessinée par la foudre.
J’avais entrevu la chute sans voir l’homme que je vis un moment
après émerger du précipice en levant les bras au ciel et en poussant
des cris affolés que répercutèrent les échos des montagnes et auxquels
L’éboulement.
répondirent ses camarades en se groupant sur le bord du précipice.
La situation était effrayante. Une avalanche roulait autour de nous des monceaux de pierres, et la femme qui nous guidait, retenue par les montagnards, poussait des cris inarticulés en voulant se jeter dans le précipice au secours de celui qu’elle appelait son mari.
L’avalanche vint elle-même à son secours en formant autour de lui une sorte d’escalier branlant qu’il escalada avec tant de promptitude, qu’édouard et Charles, qui étaient en arrière, eurent à peine le temps d’apprendre de ma bouche et l’accident et le sauvetage. Il y eut un moment de poignante émotion. On s’embrassait, on se serrait les mains, on pleurait de joie, mais le plus vieux de la bande dit un mot, et chacun obéissant se remit silencieusement en route
Nous ne marchames pas longtemps, heureusement pour nous qui aurions été obligés de porter édouard. La femme nous dit que toute la vallée ne vivait que de contrebande. Le col de Roncevaux est trop surveillé par la douane, aussi tous les alentours, surtout les plus dangereux, sont exploités par les Basques, qui de concert avec les Espagnols passent du vin, des alcools et du tabac en grande quantité. Son fils et son mari revenaient d’Espagne, cette nuit-là. Ils allaient rejoindre la route de Saint-Jean-Pied-de-Port par Lecumberry, après avoir caché leurs marchandises dans des trous de mine abandonnés qui peuplent les environs. Elle nous avait entendus venir de loin et, craignant à notre marche hésitante que nous ne fussions des douaniers, elle nous avait barré le chemin afin de donner le temps aux contrebandiers d’achever leur besogne.
— Si nous avions été de vrais douaniers ?
— Je vous aurais amusés avec une histoire.
— Et si nous ne l’avions pas crue, votre histoire ? Les douaniers sont très-méfiants.
La femme eut un regard étrange.
— Il faudrait, dit-elle, aller demander ?a aux précipices des montagnes, mais, ajouta-t-elle en riant, tout s’arrange en ce monde. Les douaniers ne nous font pas la guerre. Ils ont de la famille, eux aussi, et nous les ménageons si bien qu’ils nous rendent la pareille.
Nous étions arrivés à une cabane située sur la pente d’un mamelon. La femme frappa d’une manière franc-ma?onnique, et la porte s’ouvrit pour laisser passer un flot de lumière.
Autour d’un bon feu, mangeaient, fumaient, causaient plusieurs contrebandiers à la figure cordiale, au regard joyeux, à la parole sympathique. Il y avait du pain, du jambon, du vin, de l’eau-de-vie, des couvertures et de la paille fra?che !
— Ma foi, dis-je en acceptant l’hospitalité qui nous fut offerte, nous dormirons mieux là qu’à la belle étoile.
— Oh ! le bon feu ! dit édouard en se chauffant.
— Le bon vin ! dit Charles, en se mettant à manger.
— Le bon lit, murmurai-je en me couchant sur la paille.
Et je m’endormis aussi tranquille qu’à l’h?tel, après avoir bu un petit verre d’eau-de-vie, dont mon estomac se contenta pour d?ner.
Le lendemain matin, un berger, le propriétaire de cette cabane hospitalière, entra, et, comme nous le regardions avec des yeux en sommeillés, il nous salua d’un sourire.
— Restez, mes bons messieurs, dit-il, ne vous dérangez pas. Je vais vous faire un peu de feu.
— Et les autres ? demandai-je.
— Oh ! ceux-là, ils sont loin.
En effet, nous regardames, cherchant au moins la femme qui nous avait amenés, mais ni elle ni ses compagnons n’y étaient.
— Ne cherchez pas, jeunes gens, moi je suis bon pour vous servir, si vous avez besoin de moi, dit le berger.
— Mais sapristi, où diable sommes-nous ici ? s’écria Charles.
— Où vous êtes, mes bons messieurs ? à Ahusky, que vous pourrez voir du pas de la porte.