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CHAPITRE XI
LES BANDES D’ASSASSINS
Je vous ai montré, dans quelques affaires qui eurent à un moment donné un grand retentissement, des assassins qui opéraient seuls, — des solitaires, comme on dit en langage de police. Je voudrais parler maintenant des bandes d’assassins, opérant dans notre civilisation soi-disant perfectionnée avec presque autant de facilité que jadis, du temps où il y avait de grandes routes et une forêt à Bondy, à la place du dépotoir.
Cependant, la police, qui peut-être a fait quelques progrès depuis un siècle, préfère beaucoup avoir affaire à une bande qu’à un assassin isolé.
Il semblerait qu’il est plus facile d’arrêter un seul gredin que quatre, cinq, six, dix ; c’est tout le contraire.
Quand un seul individu, de sang-froid, a commis un crime, s’il n’a pas de ma?tresse, et s’il est assez habile pour ne pas jouir trop vite du produit de son forfait, il a de grandes chances d’échapper assez longtemps à l’action de la justice.
Si, en revanche, trois ou quatre individus se sont associés pour commettre un mauvais coup, il y a gros à parier qu’un des quatre tout au moins sera bavard, éprouvera ce besoin de confidences qui est la perte des malfaiteurs et des conspirateurs.
Je vais donc faire passer devant les yeux des lecteurs, comme dans un rapide kaléidoscope, les associations criminelles les plus curieuses dont il m’a été donné de m’occuper, celles qui ont produit le plus de sensation et qui étaient en réalité les plus intéressantes, car avec une certaine audace elles affirmaient la sauvagerie à une époque qui a la prétention d’être tout à fait civilisée.
Vers le milieu du mois de mars 1889, par une belle nuit bien claire, une ronde de gardiens de la paix aper?ut, à l’angle de la rue du Point-du-Jour et du boulevard Excelmans, quatre hommes qui cheminaient avec de lourds paquets ; les agents s’élancèrent sur eux, et aussit?t, lachant leurs ballots, ils cherchèrent à fuir. Deux cependant restèrent entre les mains des gardiens de la paix, mais firent une résistance désespérée, et l’un, ayant saisi son revolver, en tira deux balles qui se perdirent dans la capote de l’agent Laplanche. Le brigand profita du moment de stupeur de l’agent pour dispara?tre. La bagarre finie, il ne resta qu’un bandit aux mains des gardiens de la paix. Solidement ficelé, celui-ci fut conduit au bureau de M. Nachon, commissaire de police.
Là, avec la plus grande tranquillité, il avoua qu’il était, en effet, un voleur, qu’il s’appelait Antoine Ravel, qu’il était ouvrier tourneur, et qu’il habitait à Belleville.
Comme il est d’usage, le commissaire, qui ne pouvait contr?ler ces affirmations, consigna l’homme au poste et prévint le parquet.
On avait saisi les paquets abandonnés qui renfermaient du linge, une pendule, des bijoux ; le tout était marqué G C. En même temps, on avait pris dans la poche de l’homme arrêté un couteau à virole dont la lame semblait porter des taches de sang.
Vers quatre heures de l’après-midi, on vint prévenir M. Nachon qu’on venait de trouver, 10, rue Poussin, dans l’h?tel de M. Chabot, le cadavre d’un homme assassiné.
C’était un pauvre diable de jardinier nommé Jules Bourdon, qui gardait la maison pendant que les propriétaires étaient à Nice.
Des voisins, étonnés de voir les volets rester fermés, avaient sonné en vain à la porte et, ne recevant pas de réponse, avaient escaladé les murs du jardin.
Un horrible spectacle les attendait dans le vestibule de la maison : sur un lit de fer, dont les draps étaient rouges de sang, gisait le cadavre de Bourdon ; le malheureux avait la gorge coupée et deux blessures affreuses apparaissaient, l’une au c?ur, l’autre au bas-ventre. Le visage de la victime avait une expression de terreur indicible ; les yeux étaient dilatés, la face convulsée et, sur la joue du mort, trois doigts ensanglantés avaient laissé leur empreinte.
L’h?tel avait été mis au pillage ; les meubles fracturés, les tiroirs vidés ; sur la table de la salle à manger, une longue bougie achevait de se consumer au milieu de plusieurs bouteilles vides et de quatre verres sales.
L’h?tel appartenait à un très riche propriétaire, M. Chabot, alors en voyage à Nice avec toute sa famille ; le commissaire de police s’aper?ut aussit?t que le linge trouvé le matin dans les paquets abandonnés par les voleurs portait les mêmes initiales que les serviettes rougies de sang auxquelles les assassins avaient essuyé leurs doigts.
évidemment l’homme arrêté était un des coupables.
Quand, vers six heures du soir, j’arrivai avec M. Guillot, juge d’instruction, et quelques agents, parmi lesquels Rossignol, M. Nachon était en train d’interroger le prétendu Ravel.
On avait trouvé sur sa chemise des traces de sang ; le couteau rougi était sur la table du commissaire. Mais l’homme niait toujours.
— Moi, un assassin ? disait-il. Jamais de la vie. Je suis un voleur, c’est entendu, mais pas autre chose.
Malheureusement pour lui, le soi-disant Ravel n’avait pas de chance. Rossignol, qui le regardait avec une extrême attention, me dit tout à coup :
— Mais, chef ! c’est Joseph l’Italien !
Je me souvins bien vite. Peu de temps auparavant nous avions mis la main sur une bande de malfaiteurs qu’on avait appelée la bande de Pantin, parce qu’ils avaient eu la spécialité d’opérer dans le pays où j’avais été commissaire de police. Nous en avions ainsi expédié une quinzaine pour Cayenne ou pour la Nouvelle, mais il y en avait un porté manquant au départ, un gaillard qu’on avait vainement cherché de tous c?tés et qui nous avait br?lé la politesse. Ce gaillard était justement Joseph l’Italien.
Mais Joseph l’Italien ne voulait rien savoir ; il prétendait que le couteau ensanglanté lui avait été donné par des ? rigolos ? qu’il avait rencontrés : ? Si y l’ont trempé dans qué q’chose, c’est leur affaire, c’est pas la mienne. ?
Quant à la reconnaissance de Rossignol, il se contenta de hausser les épaules en ricanant : ? Les flics, ?a reconna?t toujours le monde ; continue, chéri, à te mettre le doigt dans l’?il. ?
Quand nous f?mes à la S?reté, on l’envoya chez M. Bertillon, qui retrouva sa fiche avec une extrême facilité. Ou lui mit sous les yeux la photographie très ressemblante d’un nommé Joseph Allorto, bandit très redoutable que Rossignol, jadis, avait arrêté à la Chapelle et qui avait subi plusieurs condamnations.
Il se reconnut et, devant l’évidence, ne chercha plus à nier.
— Bon, dit-il ; c’est ma gueule, et puis après ?
Nous le laissames ? mariner ? jusqu’au lendemain ; dès la première heure M. Guillot et moi le f?mes conduire à Auteuil, à l’h?tel de la rue Poussin, où le cadavre de la victime avait été laissé sur le lit où on l’avait trouvé.
Joseph Allorto subit cette confrontation avec assez de cranerie.
— Vrai, dit-il en regardant la cadavre, ils l’ont bien arrangé ; c’est pas de la belle ouvrage.
Et il nia avec une énergie sauvage ? être pour quelque chose dans l’assassinat ?. D’abord il prétendit qu’il passait dans la rue et que des individus, qu’il ne connaissait pas, lui avaient donné les paquets qu’on avait saisis et le couteau trouvé sur lui.
M. Guillot, avec le plus grand calme, lui fit remarquer l’invraisemblance d’un pareil récit ; alors il nous donna une seconde version qui, évidemment, n’était pas encore la vérité, mais qui s’en rapprochait un peu plus.
C’est toujours ainsi que procèdent les malfaiteurs de profession quand ils sont pris. Ils ne lachent les aveux qu’un à un ; on dirait qu’ils considèrent comme un point d’honneur de lutter avec la justice. Ils n’abandonnent la lutte que quand ils ne peuvent plus espérer un instant tromper les magistrats.
— Eh bien, fit-il, je vais vous dire la vérité…
C’est la phrase ordinaire des voleurs et des assassins quand ils vont dire le gros mensonge traditionnel : ? Je ne suis pour rien dans le crime, oh ! rien ; seulement, j’ai fait le guet. ?
— Voilà comment les choses se sont passées, continua Joseph l’Italien ; l’autre jour, j’ai rencontré trois zigs, — j’connais pas leurs noms, parole d’honneur ! — qui m’ont dit :
— Y a un beau coup à faire, une maison inhabitée à dévaliser.
— Soit, j’en suis, que j’ai répondu.
Alors, ils sont entrés, et moi je suis resté à la porte pour faire le guet…
— Mais, votre couteau ensanglanté, les taches de sang sur vos vêtements ? interrompit M. Guillot.
— Mon couteau, répondit Allorto, je le leur ai prêté ; j’sais pas ce qu’ils en ont fait. Quant aux taches de sang, j’ai saigné du nez.
Il y a, dans tout ce monde de la pègre parisienne, un fonds de na?veté cynique, une maladresse enfantine, qui simplifie beaucoup la besogne des magistrats. Pour toutes les affaires de bandes, qu’il s’agisse de voleurs ou d’assassins, il existe au point de vue de l’instruction judiciaire une espèce de routine.
Nous savions bien tous qu’Allorto ne s’était pas contenté de faire le guet, qu’il avait au moins assisté à l’assassinat. M. Guillot, qui connaissait la cuisine de la S?reté, n’ignorait pas que mes agents avaient une grande habitude des affaires de ce genre ; il m’abandonna Allorto.
Nous expliquames à celui-ci qu’il aggravait inutilement son cas en refusant de nommer ses complices, qu’il était impossible qu’il ne les conn?t pas et que bient?t, évidemment, la police les conna?trait à son tour. Il était certain que nous avions déjà les noms des gens qu’il fréquentait et que, par conséquent, le champ des recherches était limité.
— Non, finit par dire Joseph l’Italien, je ne parlerai pas. Je ne suis pas un dénonciateur !
Cependant, au cours de son interrogatoire, il laissa échapper que jamais il ne laisserait condamner un innocent.
L’aveu avait sa valeur. En quelques heures, j’avais pu juger du caractère du bandit arrêté. C’était incontestablement un misérable prêt à tous les mauvais coups, mais tout bon sentiment n’était pas mort en lui.
Je ne veux certes pas qu’on m’appelle le Saint-Vincent-de-Paul des assassins, et je n’ai aucun titre à cette légende ; mais j’avoue qu’il m’est venu bien souvent des pitiés dont je m’étonnais moi-même devant des hommes qui avaient volé et tué, et pourtant avaient gardé au fond de leur ame je ne sais quelle délicatesse parfois touchante.
Il faut le dire avec la même sincérité, le devoir d’un chef de la S?reté qui veut mener à bien les affaires dont il a la charge est de se servir des bons comme des mauvais sentiments de ceux qu’il arrête.
Joseph l’Italien m’avait indiqué lui-même le moyen de découvrir ses complices.
En feuilletant le dossier de ce récidiviste, condamné déjà plusieurs fois, j’avais appris, en effet, qu’il avait des relations très étroites avec la famille d’un nommé Tony X…, dont il avait d? épouser la s?ur et qui lui avait rendu à plusieurs reprises de très grands services.
— Arrêter sciemment un innocent, allez-vous dire, même avec l’intention de le relacher ensuite, et dans le but unique de trouver les vrais coupables ? Mais c’est fort mal, et la police ne devrait pas se livrer à des pratiques de ce genre !
Ce serait fort juste si l’absolu pouvait exister en ce monde et si les innocents qu’on arrête dans les affaires de ce genre étaient de braves gens vierges de toute flétrissure ; mais l’absolu n’existe pas et les gens qu’on se permet d’arrêter avec une pareille désinvolture ont d’ordinaire un casier judiciaire assez lourd.
Tony, dit le ? Taureau ?, était avantageusement connu à la Villette comme souteneur ; il avait pour copains, chez les marchands de vins où il allait faire quotidiennement sa partie de manille, Cathelin dit ? Fleur-de-Mai ?, édouard de Montmartre et Thomas dit ? Sans-Secousses ?. Pour toute cette honorable société, un séjour de plus ou de moins au Dép?t n’avait point une grande importance.
Tony fut donc arrêté et confronté avec Allorto qui s’emporta en le voyant et cria bien haut que celui-ci n’avait pas trempé dans l’affaire !
— Tais-toi, lui dis-je, c’est ton copain !
Encore une tradition. Quand le chef de la S?reté interroge une certain catégorie de voyous parisiens, il doit les tutoyer comme ? les gamins de la rue ? s’il veut conserver vis-à-vis d’eux toute son autorité. Cela para?t, à première vue, tout à fait paradoxal, et pourtant cela est vrai.
— Allons donc, fit Allorto, vous savez bien qu’il n’est pas coupable. D’ailleurs, il doit avoir un alibi !
Tony, de son c?té, n’était pas content et, avec la méfiance qui semble être de règle dans le monde des escarpes et des souteneurs, il injuria violemment Allorto qu’il accusait de l’avoir fait arrêter.
Nous en restames là de cette discussion et nous f?mes parler Tony hors la présence d’Allorto.
Tony n’était pour rien dans le crime ni même dans le vol, comme je m’en étais bien douté, mais il le connaissait. Il avait même attendu dans un cabaret de la Villette le retour de l’expédition, et il n’était rentré chez lui que vers dix heures du matin, très inquiet de ne point voir revenir les camarades.
— Tant pis pour toi, mon gar?on, lui dis-je ; c’est à toi de faire parler Joseph l’Italien. Qu’il nomme ses complices ou que tu les nommes, peu m’importe, mais il me les faut ; sinon, je te garde. Qui sait, après tout, si ce n’est pas toi qui as préparé le coup ?
La seconde entrevue entre les deux hommes fut particulièrement dramatique : Allorto s’obstinait dans son silence. Tony le suppliait et l’injuriait. Enfin, il finit par lui dire :
— Après les services que ma famille t’a rendus, ta conduite est infame. Tu ne dois pas me laisser en prison quand tu sais bien que je ne suis pas coupable.
— Après tout, tu as raison, répondit Allorto. D’ailleurs, j’ai juré que je ne laisserais pas arrêter un innocent. Monsieur Goron, vous pouvez mettre Tony en liberté : il n’est pour rien dans l’affaire. En échange, je vais vous indiquer un de ceux qui en étaient : le principal, c’est le ? Manchot ?. Seulement, ne m’en demandez pas plus.
Le Manchot ! Ce n’était qu’un surnom et Allorto prétendait ne pas conna?tre le nom de l’homme ; mais, avec un surnom, on trouve toujours dans le monde particulier où j’opérais. Il peut se faire, parfois, qu’on ait deux ou trois ? Terreur-des-Batignolles ? ou ? Nib-de-Blair ?, mais alors l’élimination est facile.
Quel était ce Manchot ?
— Tiens ! dit un agent qui avait écouté les aveux d’Allorto, pendant que j’étais à la permanence, cette nuit, on a justement amené un manchot qui avait été arrêté dans une rafle à la Chapelle.
Je descendis en toute hate mes deux étages, et courus au Dép?t, sachant bien qu’il n’y avait pas une minute à perdre, attendu que, la plupart du temps, les individus pris dans les rafles de ce genre ne restent pas longtemps en prison.
— Avez-vous, demandai-je au gardien-chef, un manchot, arrêté dans une rafle à la Villette ?
On chercha et presque aussit?t on me répondit :
— Nous n’avons plus votre homme, mais il était encore ici il y a quelques instants. On vient de le mettre en liberté.
J’allais me retirer en maugréant contre la malchance quand je m’entendis appeler par un gardien :
— Monsieur le chef de la S?reté ! le Manchot n’est pas encore parti ! Tenez, le voilà qui sort seulement de chez le greffier.
Inutile de vous dire avec quelle rapidité je me précipitai au-devant du Manchot qui me connaissait sans doute, car il palit en m’apercevant :
— Voulez-vous vous donner la peine de monter à la S?reté ? Nous avons besoin de vous parler.
était-ce bien mon homme ? Je le fis passer devant Tony, qui me dit simplement :
— Oui, c’est lui.
Alors, je confrontai Allorto avec le Manchot dont le vrai nom était Sellier.
L’entrevue des deux hommes fut une scène d’une violence abjecte, mais nous y gagnames le récit du crime fait par Allorto.
— Nous étions quatre, dit-il, nous deux, Cathelin et Mécrant. C’est Cathelin qui nous a indiqué le coup à faire ; on croyait qu’il n’y avait personne dans la maison ; après avoir escaladé la grille du jardin, nous avons brisé une fenêtre et nous sommes entrés dans le bureau ; nous avions fracturé partout les meubles, dans le salon, dans la chambre à coucher, quand tout à coup, en descendant dans le vestibule, nous v?mes, à la lueur des bougies que nous tenions à la main, un lit dans lequel était Bourdon ; on l’a tué, parce que, sans cela, il nous aurait vendus ; c’est pas moi qui l’ai tué, ajouta-t-il désignant le Manchot, c’est lui !
Ayant mis la main sur Sellier et Allorto, les deux autres n’étaient qu’un jeu. L’un était connu sous le nom de ? Fleur-de-Mai ? ; il devait ce pseudonyme poétique à son go?t pour la littérature. Il était le familier du théatre de Montmartre. L’autre portait l’élégant sobriquet de ? Gras-du-Nez ?.
Nous avions, en outre, des détails particuliers sur ? Fleur-de-Mai ? qui, malgré son pseudonyme poétique et son go?t pour la littérature, ne relevait que d’un esthétisme tout à fait spécial, rappelant les plus mauvais jours de Sodome. Il était entretenu par un vieux misérable, ce qui lui donnait une situation particulièrement distinguée dans son monde, car il était dans ses meubles. C’est lui qui répondit quand on lui demanda sa profession :
— Moi, je suis un homme de compagnie !
Un homme qui est dans ses meubles est cueilli tout de suite. Il suffit de quelques heures pour avoir au dép?t Cathelin dit ? Fleur-de-Mai ?. ? Gras-du-Nez ? nous donna un peu de mal.
Cathelin se débattait comme un beau diable ; mais on trouva chez lui, rue de Meaux, des objets volés dans l’h?tel de M. Chabot. Alors, il raconta qu’il n’était pour rien dans le crime. C’était par hasard qu’on avait tué ; l’on croyait la maison inhabitée ; et on avait été très étonné d’y trouver un gardien. On l’avait refroidi et cet on, c’était le manchot Sellier, ce brigand, doué d’une force herculéenne, qui, dans sa jeunesse, avait eu un bras pris dans un engrenage d’usine et qui s’était fait adapter à son moignon un crochet de fer dont il se servait comme d’une massue.
Le lendemain, M. Guillot, qui voulait absolument être fixé sur la part de responsabilité de chacun des quatre bandits, imagina à la Morgue une scène comme on en voit à l’Ambigu.
On avait arrêté dans la soirée le quatrième complice, Mécrant, dit Gras-du-Nez, un être particulièrement odieux, le type même du gamin vicieux ; il avait à peine vingt ans et avait déjà subi plusieurs condamnations, bien qu’il appart?nt à une famille aisée, où il n’avait eu que de bons exemples. Ce misérable, ce fameux ? Gras-du-Nez ? que nous recherchions, ne vivait pas des hommes comme Cathelin, mais il vivait des femmes ; il était alors le souteneur le plus en vogue à la Villette.
Pour donner plus de solennité à cette confrontation, M. Guillot avait prié madame Bourdon, la mère de la victime, qui venait d’arriver à Paris, de se rendre à la Morgue. Il voulait mettre les assassins non seulement en présence du cadavre de l’assassiné, mais encore en face de la malheureuse femme dont la douleur était navrante.
Quand nous entrames dans la salle des confrontations, cette étrange caverne où la lumière tombant sur les murs blancs se reflète sur les dalles blanches et donne aux cadavres exposés des formes de spectres, les quatre bandits restèrent impassibles.
Allorto lui-même haussait les épaules avec mauvaise humeur. Mais tout à coup l’on introduisit la mère du malheureux, dont le cadavre ensanglanté gisait sur la dalle.
C’était une brave paysanne des environs de Paris, toute petite, qui tremblait sous son chale noir, le corps secoué par des sanglots. Il m’était presque impossible de voir son visage qu’elle couvrait de son mouchoir ; elle vint se jeter à genoux devant le cadavre, répétant comme une litanie douloureuse :
— Ah ! mon fils, mon pauvre fils !
Allorto, quand il aper?ut cette vieille affaissée devant le corps de son enfant, blêmit et s’arrêta en proie à une émotion qu’il lui fut impossible de dissimuler ; c’est peut-être la seule fois que dans la banalité des confrontations judiciaires, il m’a été possible de voir un remords sincère, une créature vouée au crime retrouvant tout à coup, au fond de son ame, des délicatesses endormies.
M. Guillot, pour ces choses, était un admirable psychologue ; il comprit fort bien ce qui se passait dans l’esprit d’Allorto.
— Allons, lui dit-il doucement, un bon mouvement, Allorto, nommez l’assassin ; c’est une mère qui vous le demande ; regardez-la, à genoux devant vous : elle vous supplie de dire la vérité !
Allorto tremblait de tous ses membres ; il se cachait la tête entre les mains ; il me sembla, quoique je fusse un peu éloigné de lui, que deux grosses larmes coulaient sur ses joues.
— La vérité ? s’écria-t-il avec un accent de sincérité qui nous frappa tous, eh bien ! je vais vous la dire : l’assassin, c’est Sellier !
Le Manchot, qui regardait, impassible, se contenta de hausser les épaules. On n’entendait dans la sinistre salle que les sanglots de la mère de la victime et la respiration haletante d’Allorto, ressemblant à un hoquet.
— Ah ! vous me faites mal, fit brusquement l’Italien ; j’ai dit la vérité, je ne puis en dire davantage.
Mais Sellier lui-même semblait avoir été gagné par l’émotion de son complice.
— C’est moi qui ai mal, dit-il à son tour ; j’en ai assez de cette scène. Oui, c’est moi qui ai donné les coups de couteau ; j’ai frappé deux fois, à la gorge et au ventre ; mais, le troisième coup, c’est Allorto qui l’a donné en plein c?ur !
Allorto protesta.
— Tu mens ! cria-t-il, c’est toi qui as frappé, c’est toi qui l’as arrangé comme cela. Moi, je n’ai fait que lui mettre la main sur la bouche.
Et les démentis se succédèrent brutaux, grossiers, ignobles, entre ces deux hommes que nous écoutions sans rien dire, espérant que, dans leur colère, ils laisseraient échapper la vérité.
— Sale mouchard ! sale vache ! tu voudrais me mettre tout sur le dos, s’écria Sellier ; c’était donc pas assez de nous avoir dénoncés tous ?
Alors brusquement, le Manchot releva le suaire qui couvrait le cadavre, et de son moignon de fer, désignant la blessure, continua :
— C’est avec ton couteau, que tu m’as dit de prendre dans ta poche, pendant que tu le tenais, que j’ai suriné ce pauvre type ; alors je t’ai rendu ton arme, et je t’ai dit : ? Fais comme moi, frappe à ton tour. Et tu as frappé. Voilà mes trous, là, là ; celui-ci, c’est le tien ! Vois-tu bien, l’Italien, tu es un lache ; du moment que tu étais pris, tu aurais d? payer pour tout le monde, sans dénoncer personne ; t’es un gredin d’avoir vendu les camarades ; je m’en fous, de monter à la butte, mais je n’aurais pas fait comme toi !
Allorto, furieux, riposta :
— Ah ! tu le veux ? eh bien, je vais tout raconter.
Et cette fois nous e?mes, devant le cadavre, le récit complet du crime, entrecoupé de protestations, de cris ; une véritable scène de mélodrame.
— Voilà comment la chose s’est faite, dit Allorto : quand nous sommes arrivés tous les quatre dans le vestibule, nous avons aper?u un corps dans le lit à la lumière des bougies que nous tenions à la main ; nous nous sommes approchés pour voir si le bonhomme dormait ; il en avait l’air, il ne bougeait pas. Mais Cathelin, qui s’était penché sur le lit, s’écria :
— Mais non, c’est de la frime. Oh ! la ! la ! ce qu’il a peur ! Regardez donc comme il tremble !
— Faut le suriner, dit Sellier ; sans ?a, il nous vendra.
— Mais non, dis-je, baillonnons-le, c’est suffisant.
— Nom de Dieu, jamais de la vie, reprit le Manchot ; il casserait du sucre ; j’aime mieux ma peau que la sienne. Et il prit mon couteau. à ce moment, l’homme fou de frayeur, se mit à crier ; je lui mis la main sur la bouche et c’est le Manchot qui l’a saigné !
Mécrant lui tenait les bras ; quant à Cathelin, il avait peur, il n’y a pas touché ! ?
Le crime était reconstitué autant qu’il était nécessaire et la franchise d’Allorto avait fait assez justement, à mon avis, la part de toutes les responsabilités.
Ce qu’il y avait d’horrible dans ce récit, c’était l’agonie de ce malheureux qui, pendant quelques secondes, quelques minutes, peut-être, avait entendu ses assassins discuter autour de lui pour savoir s’ils le tueraient ou ne le tueraient point, et qui avait vu devant lui briller le couteau qui devait le frapper ! Détail typique et qui prouve que la plupart du temps les crimes sont d’un bien maigre rapport, les quatre bandits avaient emporté de lourds paquets qui valaient à peine cinq cents francs, et ils n’avaient point aper?u, dans un des tiroirs ouverts, une somme de 10,000 francs en or, en pièces de cent francs !
La fin de l’instruction fut facile. Il fut établi que c’était Cathelin, en passant par hasard rue Poussin, qui avait eu l’idée de dévaliser cette maison dont les volets étaient fermés, et qui semblait inhabitée. Les quatre misérables s’étaient donné rendez-vous dans un cabaret de la rue Lamartine, puis s’étaient fait conduire en voiture à Passy ? pour ne point trop se fatiguer à l’avance ?, dit Mécrant au juge d’instruction.
à tout hasard, Allorto avait son couteau, Sellier son revolver, Mécrant une pince-monseigneur.
Comme disait ce farceur de Mécrant, quand on rentre tard chez soi, on fait souvent de mauvaises rencontres et il est utile de prendre des précautions !
Le plus ignoble de tous était évidemment ce Mécrant, dit ? Gras-du-Nez ?, fils d’un petit bourgeois de la Villette, et tombé dans le crime par une sorte de vocation particulière.
Pendant que ses camarades saignaient le malheureux jardinier, il faisait des farces : c’était le bouffon de la troupe.
— Cré ! cré ! criait-il ! V’là les flics.
Et Sellier, effaré, essuyait le couteau d’Allorto aux draps du lit de l’assassiné, et l’on éteignait les chandelles !
Le procès de la bande d’Auteuil en cours d’assises fut comme une vision du Paris infame de la pègre classique.
Sellier, surtout fit une impression étrange sur les jurés quand il apparut au banc des accusés dans sa longue blouse bleue, avec sa moustache rousse en croc, sa tête brutale et pale, son cou de taureau, ses épaules d’athlète, sa cravate flottante ; il agitait son moignon d’un geste nerveux qui faisait peur. Les débats ne furent qu’une longue discussion entre lui et Allorto, chacun accusant l’autre d’avoir suriné le malheureux Bourdon ; le jury les mit d’accord en les condamnant tous deux à mort, ainsi que Mécrant, le plus coupable à mon avis, comme je l’ai déjà dit, celui qui avait montré peut-être le plus de férocité, car, s’il n’avait pas frappé, il avait tenu la victime, pour que ses complices pussent la tuer.
Ce fut lui, pourtant, qui gagna à la loterie de la guillotine ; sa peine fut commuée et il alla retrouver à la Nouvelle son ami Cathelin, dit Fleur-de-Mai. Il me semblait, pourtant, à moi, que le seul, peut-être, qui méritat un peu d’indulgence était cet Allorto, espèce d’Italien bohème, qui avait roulé sa vie aux hasards des chemins, qui n’avait jamais pu apprendre dans une école ce qui était bien ou ce qui était mal et chez qui, pourtant, tout bon sentiment n’était pas mort.
Allorto mourut en jurant ? devant Dieu, devant qui il allait para?tre ?, qu’il avait seulement baillonné Bourdon et qu’il ne l’avait point ? suriné ?. Il marcha jusqu’à la guillotine avec courage, ainsi que Sellier qui, au moment de franchir la porte de la Roquette, s’écria :
— On m’a trop serré les ? haricots ?, — les pieds. — C’est embêtant de marcher ainsi à la douce. Enfin, nous v’là arrivés !
Depuis que l’imagination des journalistes transforme toutes les affaires judiciaires en véritables romans, bien des légendes ont été fabriquées sur tous les crimes sensationnels.
Il n’en est pas de plus curieuse pourtant que celle qui fut faite à l’occasion du crime d’Auteuil ; on raconta que l’assassinat commis, Cathelin, dit ? Fleur-de-Mai ?, qui avait le go?t du théatre et se souvenait de la Tosca, avait placé des bougies autour du cadavre de Bourdon ; on ajoutait que toute la bande s’était mise à danser autour du lit sanglant en chantant le Père la Victoire. Il n’y avait pas un mot de vrai dans ce sensationnel récit. Les assassins s’étaient contentés, en s’en allant, de jeter leurs bougies éteintes sur le corps de leur victime, ? comme on jette de l’eau bénite à l’église ?, avait dit Sellier.
Légende aussi les ? poésies de Sellier ?, dues à la plume d’un reporter taquiné par la Muse et que plusieurs journaux publièrent ; voici, du reste, celle qui obtint le plus de succès et qui parut la veille de l’exécution :
Allorto, lui, c’est une canaille.
C’est vrai que j’suis canaille aussi ;
Mécrant n’est qu’un rien qui vaille,
On dit que j’l’suis autant que lui.
L’ plus chouett’ des quat’ c’était Cathelin,
Qu’avait pas pour deux liards de vice,
Mais il n’a pas été malin
D’s’êt’ fait chopper par la police.
Il en a pour vingt ans de Nouvelle,
On n’en r’vient pas, de c’pat’lin-là,
Mais l’on part avec sa donzelle,
C’est tout ce qu’i’faut pour vivre là-bas.
Tandis que Bibi et Allorto,
Et Mécrant, quoi que ?a le rebute,
Nous faudra aller sur la butte
Porter notre poire à Charlot.
Les aminches et leurs gigolettes,
Ceux de Belleville et de la Villette,
Viendront nous voir couper le sifflet
Si ?a leur fait pas trop d’effet…
Aurait fallu crapser en ch?ur
Tous les quatre, en frères, en amis,
On se serait fait faucher en ch?ur,
On ne meurt qu’une fois dans la vie.
Je vais montrer maintenant à l’?uvre une autre bande de vauriens pires que les assassins d’Auteuil, puisque le plus agé n’avait pas dix-neuf ans, bande qui, dans la même année, quelques mois à peine après le crime d’Auteuil, assassina une vieille concierge rue Bonaparte.
Le 15 juillet, le jour du terme, vers neuf heures du soir, rue Bonaparte, 86, on trouvait assassinée une vieille concierge nommée madame Kuhn, — homonyme de l’ancien chef de la S?reté.
Une bonne de la maison, qui revenait de faire une commission, étonnée de voir que la porte de la concierge était fermée malgré la chaleur, s’approcha de la loge.
En même temps, elle aper?ut deux individus imberbes qui tenaient cette porte. Effrayée, elle se mit à crier : ? Au voleur ! ? et les deux hommes s’enfuirent.
La bonne, alors, entrée dans la loge avait trouvé, accroupi dans un fauteuil, le cadavre de la pauvre vieille. Madame Kuhn avait un mouchoir dans la bouche, une espèce de baillon que les assassins lui avaient mis pour l’empêcher de crier, et à la gorge, une large blessure d’où le sang coulait à flots. L’artère carotide était coupée, et la mort avait été presque instantanée.
Tous les meubles étaient bouleversés ; il n’était pas douteux que le vol était le mobile du crime ; mais il était probable que les assassins avaient pris peu de chose. La concierge n’avait plus chez elle le montant des loyers et, comme elle était très pauvre, qu’un moment même, elle avait été inscrite au bureau de bienfaisance, les misérables avaient tué pour presque rien : une cha?ne, une montre en or et quelques francs.
Quand j’arrivai avec le commissaire de police du quartier, M. Lagaillarde, nous cherchames vainement un indice qui p?t nous mettre sur les traces des assassins.
Seule, la bonne qui les avait aper?us, dans la pénombre, et un négociant du voisinage qui affirmait les avoir vus s’enfuir du c?té de Saint-Germain-des-Prés, pouvaient donner un vague signalement.
D’après la déposition du négociant, il semblait certain que les assassins étaient trois ; deux avaient fait le coup pendant que le troisième faisait le guet. Selon les indications des deux témoins, déclarations qui concordaient, c’étaient de tout jeunes gens, de ces petits voyous professionnels du vol, cyniques précoces, qui combinent parfois les plus audacieux des crimes.
Une rapide enquête suffit à établir qu’il était tout à fait improbable que l’assassinat e?t été commis par des individus du quartier.
C’était dans la basse pègre qu’il fallait chercher, c’était dans les établissements classiques de la barrière d’Italie ou des environs de la place Maubert qu’on avait la chance de trouver ces gredins, et il était d’autant plus nécessaire d’arriver à les arrêter rapidement, qu’à leur audace on pouvait facilement comprendre que ces assassins-là continueraient à tuer s’ils restaient en liberté sur le pavé de Paris.
J’avais, à cette époque, chargé le brigadier Girodot, un de mes meilleurs agents, aussi modeste que dévoué, de la surveillance de cette bohème particulière, danger permanent pour la sécurité publique, qui perpétue dans Paris moderne les traditions de l’ancienne Cour des Miracles. Je lui demandai de choisir parmi les inspecteurs qu’il avait sous ses ordres deux des plus habiles pour suivre cette affaire.
Il me désigna deux types extraordinaires, Latrille et Toxé, qui avaient si bien pris l’habitude de vivre dans ce monde spécial de la pègre qu’il m’arrivait parfois de ne pas les reconna?tre quand je les rencontrais dans les couloirs du quai des Orfèvres, déguisés en voyous. On aurait pu les appeler Cocardasse et Passepoil ; l’un, Toxé, un grand gaillard aux allures d’athlète ; l’autre, Latrille, mince, fluet comme Passepoil, et répondant toujours ? amen ? à ce que disait son inséparable Toxé-Cocardasse.
Ils partirent tous deux en expédition, ayant carte blanche. Et, durant quelques jours, je n’entendis plus parler d’eux.
Pendant ce temps, les autres agents de la même brigade avaient fait quelques chasses qui n’avaient pas été heureuses.
On m’avait amené un certain nombre de misérables ramassés au Bois de Boulogne, au Bois de Vincennes et sur les berges de la Seine, qui avaient presque tous certains méfaits sur la conscience et dont M. Bertillon retrouvait très vite les photographies, mais qui, heureusement pour eux, possédaient des alibis indiscutables et n’étaient pas ? les assassins de la rue Bonaparte ?, comme on disait alors dans les journaux.
Un beau soir, pourtant, on conduisit devant moi trois jeunes dr?les dont le plus agé répondait au nom expressif de ? Tortillard ?, lesquels se défendirent si mal que je les gardai.
Le lendemain, je fis venir les deux seuls témoins que j’avais à ma disposition : la bonne et le négociant qui, tous deux, s’écrièrent mélodramatiquement en les voyant :
— Oui, ce sont eux, ce sont les assassins.
On sait que j’attachais peu d’importance en général aux reconnaissances de ce genre, connaissant par expérience l’impressionnabilité des témoins dont l’imagination a été frappée par l’apparition d’un assassin.
Ils l’ont vu une seconde à peine, dans la pénombre, de dos ou de profil, et ils croient si bien avoir sa physionomie gravée dans la mémoire qu’ils reconnaissent avec une égale facilité toutes les personnes qu’on leur présente.
Mais cette fois les trois gaillards avaient dans la société une situation telle que toutes les suppositions sur leur compte étaient possibles. On les avait arrêtés sur le port Saint-Nicolas, où, véritables hirondelles du quai de la Seine, ils avaient l’habitude de loger.
Je retrouve dans mes notes le singulier récit qu’on va lire et qui montre quelques dessous du nouveau Paris inconnu.
— Je n’ai jamais volé ni assassiné, me dit Tortillard ; je gagne honorablement ma vie en lavant les chiens au bord de la Seine ou en déchargeant des bateaux. Je me fais parfois des journées de trente sous.
Je lui demandai où se trouvait son domicile.
— à l’h?tel des Poutres, me répondit-il avec un certain orgueil.
— Mais dans quel quartier ?
— Sur le bord de la Seine, entre le pont des Arts et le pont des Saints-Pères, au bas du quai Voltaire, au lieu dit la ? Décharge. ?
Et il expliqua alors qu’à l’endroit indiqué, se trouvait un vaste plancher en bois surplombant la Seine de quelques mètres, sur lequel s’avan?aient les tombereaux qui viennent déverser leurs matériaux dans les bateaux amarrés au quai.
Sous ce plancher, Tortillard et plusieurs de ses camarades avaient aménagé un certain nombre de petites cases cl?turées avec des briques ramassées un peu partout. Dans ces ? chambres ?, les jeunes vagabonds avaient entassé de vieux tapis ou des paillassons usés, trouvés sur la voie publique, et qui leur faisaient un lit relativement confortable.
Les locataires de ce singulier h?tel des Poutres donnaient parfois l’hospitalité à des camarades ; mais il fallait que ces derniers ne fussent pas trop loqueteux et pussent payer dix centimes au moins pour la nuit.
Avec ces deux sous, Tortillard envoyait un de ses compagnons acheter des rognures de jambon chez un charcutier du carrefour de la Croix Rouge. On se cotisait ensuite pour avoir un pain et, avec de l’eau puisée à la Seine, on faisait bombance, ce soir-là, sous les planches en bois de la Décharge.
Tortillard avait été condamné déjà plusieurs fois pour vagabondage.
En regardant les figures haves, amaigries du trio, les haillons qui lui servaient de vêtements, les passants devaient se dire : ? Voilà des gaillards capables de tous les crimes ! ?
Pourtant, ce n’étaient que de pauvres bougres, ? trop feignants ? pour se mettre à un travail quotidien, bohèmes, aimant à vivre au hasard de la cueillette ; ici, déchargeant un bateau, là, ouvrant des portières, mais incapables de ? suriner un pante ? au coin d’une rue.
Qui sait cependant ce qu’il serait advenu d’eux s’ils n’avaient pas eu le bon esprit, le jour du crime, de décharger un bateau de sable à Charenton et d’avoir un alibi aussi certain qu’il était possible ?
Il faut vraiment que la Providence s’en mêle pour qu’il n’y ait pas plus d’erreurs judiciaires…
J’étais donc fort ennuyé de la tournure que prenait cette affaire et je me demandais ce qu’étaient devenus mes agents Latrille et Toxé quand, un soir, on vint m’avertir que cinq individus étaient au poste de la place d’Italie et qu’ils avaient été arrêtés comme inculpés de l’assassinat de la rue Bonaparte.
Je trouvais que cinq c’était beaucoup, attendu que, très certainement, il n’y avait que trois assassins. Néanmoins, j’envoyai aussit?t des agents et des voitures chercher cette nouvelle capture. On verrait, après, à faire le tri et à garder ceux qui, réellement, étaient coupables.
Quand on m’amena tout ce joli monde, quel ne fut pas mon étonnement d’apercevoir au premier rang Toxé et Latrille, et dans quel état, bon Dieu ! Quiconque, le soir, les e?t rencontrés au coin d’une rue, d’instinct, e?t crié au voleur !
Bien entendu, je fis semblant de ne m’être aper?u de rien et ordonnai d’écrouer les cinq ? y compris Toxé et Latrille, dans un des violons de la S?reté. Là ne tarda pas à éclater la plus violente discussion.
Toxé et Latrille reprochaient aux autres, avec un naturel parfait, de les avoir embarqués dans une sale affaire.
En même temps, j’envoyai chercher mes deux témoins. Le négociant fut sur le point de reconna?tre Toxé et Latrille, et quant aux trois autres, il affirma ? que, s?rement, ceux-là n’en étaient pas ?.
J’interrogeai successivement mes cinq voleurs de fa?on à permettre aux deux agents de me donner rapidement quelques renseignements utiles sans trahir, pour cela, leur incognito.
Je fis venir d’abord les trois inconnus qui déclarèrent se nommer Ribot, Jeantroux et Pilet.
Ils avaient 19,18 et 17 ans, et réalisaient dans toute sa laideur le type du sale voyou, du gamin vicieux qui pousse comme un champignon empoisonné sur l’asphalte parisien.
Ribot et Jeantroux me racontèrent qu’ils avaient rencontré dans un bouge, un bar de la rue Galande, je crois, les deux individus qui étaient avec eux — mes deux agents — qu’ils ne les connaissaient pas davantage, mais que certainement c’étaient deux beaux pègres — deux voleurs de marque — fra?chement débarqués du Midi et qui devaient avoir de gros méfaits sur la conscience.
Mais avant même que j’eusse pu interroger ces ? deux beaux pègres, ? mes agents, avant qu’ils eussent pu me dire que les trois escarpes leur avaient raconté tous les détails du crime, avec cette vantardise et ce besoin de confidences particuliers aux voleurs, un des assassins, le nommé Pilet, m’ouvrit son c?ur.
Chez celui-là, comme chez Allorto, tout bon sentiment n’était pas mort. Il finit par s’attendrir sur le sort des deux innocents, Toxé et Latrille, que ses camarades voulaient compromettre et qui n’avaient rien fait.
— C’est nous trois qui avons préparé le coup, me dit-il. Seulement, c’est Jeantroux et Ribot qui ont refroidi la vieille ; moi, je n’ai fait que le guet.
Ribot et Jeantroux introduits commencèrent par nier et par injurier Pilet, ainsi qu’on peut penser : mais leur résistance fut courte. Comme Sellier et Allorto, ils se disputèrent un peu, chacun ne voulant pas avoir tué.
— J’ai saisi la vieille à la gorge, dit Ribot, je l’ai assise dans Son fauteuil et, comme elle criait, j’ai appelé Jeantroux qui, déjà, retournait les tiroirs.
Il a pris un couteau et il l’a frappée avant que j’aie eu le temps de l’en empêcher.
Jeantroux dit à son tour :
— C’est pas vrai, j’ai pas voulu la frapper. Je lui ai mis simplement le couteau sous la gorge, comme tu me l’as dit, et c’est elle qui s’est enferrée d’elle-même… D’ailleurs, c’est Pilet qui nous a indiqué le coup. Il savait que la mère Kuhn avait des loyers à toucher…
— Oui, répondait Pilet ; je vous ai indiqué un vol, mais pas un assassinat ; jamais je n’ai voulu qu’on la tue, la pauvre vieille !
Pilet était le fils d’une marchande de lait dont la boutique était placée sous une porte cochère du quartier et qui, depuis bien des années, fournissait la mère Kuhn. Il venait souvent porter son lait à la concierge et il avait ainsi constaté qu’elle était seule.
Les responsabilités de chacun se trouvaient établies. Latrille et Toxé n’avaient plus besoin de rester au violon. Je les fis venir et après avoir pris mon air le plus sévère, je leur dis qu’ils avaient de la chance cette fois ; mais que j’espérais que la le?on leur profiterait et qu’ils abandonneraient un si dangereux métier pour revenir au bien.
Latrille et Toxé qui, au fond, avaient grand’peine à ne point rire, embrassèrent avec effusion les ? aminches ? Ribot, Jeantroux et Pilet qui avaient eu le c?ur de dire la vérité pour qu’ils ne restassent pas plus longtemps en prison.
La scène était vraiment attendrissante !
Enfin, Latrille et Toxé passèrent dans la pièce voisine, où je vins les rejoindre ; ils me racontèrent tout ce qui leur était arrivé et je leur donnai une bonne gratification !
Ils avaient été vivre absolument ? au pays des voleurs ?, si l’on peut ainsi parler, puisqu’il existe encore, à la fin du dix-neuvième siècle, des quartiers spéciaux, des bouges spéciaux fréquentés par la pègre professionnelle, des rendez-vous où les chefs de bande, parfois, viennent recruter des voleurs comme Poussin et Boutonné, dont je me suis déjà occupé, de véritables Cours des Miracles où l’on ne parle qu’argot et où les brigands qui ont fait les plus beaux coups sont regardés avec admiration par les confrères quand ils racontent leurs exploits.
J’ai connu, il y a très peu de mois encore, une crémerie où l’on se partageait devant les patrons de l’établissement le butin volé.
C’est ainsi, du reste, que les deux agents connurent le crime de Ribot et de Jeantroux. Ils s’étaient donnés, vu leur accent méridional, pour deux voleurs émérites arrivés de Bordeaux tout exprès pour voir s’il n’y avait rien à faire à Paris pendant l’Exposition.
Ils avaient une science parfaite de l’argot et beaucoup de fanfaronnade. Pilet fut plein d’admiration pour ces deux beaux pègres du Midi ; l’on a vu qu’il alla dans son affection pour eux assez loin, puisqu’il avoua le crime de la rue Bonaparte, plut?t que de voir ses deux nouveaux copains compromis !
Latrille et Toxé, quand ils avaient connu tout ce qu’ils voulaient savoir, avaient fait prévenir, par un indicateur, le poste le plus voisin ; c’est comme cela qu’ils avaient été arrêtés en bloc avec les assassins par des gardiens de la paix qui, certes, ignoraient avoir affaire à des agents de l’autorité.
Ces deux braves, qui gagnaient chacun 2,100 francs par an, tranquillement, avaient vécu, pendant plus d’une semaine, au c?ur même de la pègre, sans souci du danger, couchant dans des garnis infames, mangeant dans des bouges, et sachant bien qu’il e?t suffi de l’indiscrétion d’un indicateur pour que cent couteaux fussent tirés et qu’ils fussent massacrés, presque sans espoir de vengeance.
Ce sont là des dévouements obscurs, d’autant plus admirables que la société, qui ne se rend pas bien compte de leur importance, ne sait pas les récompenser.
J’avoue, quant à moi, que je suis heureux de l’occasion qui m’est donnée pour rendre un hommage mérité à ces dévoués serviteurs qui n’avaient même pas le sentiment du danger parce qu’ils ne voyaient que le devoir.
La suite de l’enquête fut facile. Les assassins avaient avoué, il ne restait qu’à saisir ce qui avait été volé. Le recéleur qui, d’ailleurs, fut acquitté par la cour d’assises, indiqua le bijoutier auquel il avait vendu la montre et la cha?ne de la victime. J’allai donc, un beau matin, saisir le tout dans une superbe boutique de la rive gauche.
Je fus re?u par un négociant très correct qui mit à ma disposition tous ses livres sans la moindre observation, de sorte qu’il me fut possible de retrouver exactement le jour où le recéleur lui avait vendu la montre et la cha?ne de la mère Kuhn.
Quand tout fut fini, je lui dis très simplement :
— Maintenant, monsieur, veuillez avoir l’obligeance de me remettre les objets.
— Pardon, monsieur, veuillez à votre tour me remettre la somme que j’ai payée à l’individu qui m’a vendu la montre.
J’étais un peu stupéfait, je l’avoue, de cette demande à laquelle je n’étais pas accoutumé.
— Je vais vous donner un re?u, repris-je, et si vous avez acheté cette montre d’une fa?on absolument légale, elle vous sera restituée.
— Oh ! oh ! je ne veux point de ces difficultés, s’écria le bijoutier ; l’argent, ou je ne donne point la montre.
Je suis très patient, mais j’avoue que quand j’avais l’honneur de représenter la Justice, je n’aimais pas beaucoup qu’on f?t à dame Thémis l’injure de se moquer d’elle et de moi.
Cependant, ce jour-là, j’étais d’excellente humeur, et j’insistai pour faire comprendre au négociant que son devoir était d’obéir à une réquisition parfaitement légale.
— Je me f… de toutes les réquisitions, me dit-il ; je ne donnerai un bijou que contre de l’argent.
Cette fois, je me vis dans l’obligation d’envoyer l’agent qui m’accompagnait chercher deux gardiens de la paix lesquels durent, d’ailleurs, porter jusqu’à mon fiacre le bijoutier récalcitrant. Il faisait une belle défense, que les agents appelaient ? de la rouspétance ? ; je saisis en même temps et la montre et la cha?ne.
Mais, comme il fallait s’y attendre, sa femme et sa fille eurent une crise de larmes, et me supplièrent de ne pas arrêter ce négociant qui semblait ignorer les droits de la justice.
La foule s’était amassée devant la boutique ; comme le bijoutier était assez bien vu dans le quartier, tout le monde vint me supplier de ne pas maintenir l’arrestation que j’avais faite pour outrage à un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
N’étant pas très féroce, j’y consentis, à la condition que mon prisonnier viendrait le lendemain à mon bureau pour y être interrogé. Je n’ai raconté cette très simple anecdote que pour montrer quelles difficultés rencontre parfois un magistrat quand il veut accomplir sa mission jusqu’au bout, sans, cependant, se montrer trop inhumain. Il est incontestable que le droit absolu de la justice est de saisir partout où ils se trouvent les objets volés, et que, s’il fallait en payer le montant à ceux qui les détiennent, les appointements de tous les fonctionnaires de la Préfecture de police n’y suffiraient point.
Je ne fis pas, d’ailleurs, poursuivre le bijoutier en question ; je me contentai de ses excuses ; j’ai su, du reste, que c’était un brave homme et un très honnête négociant.
Le procès des assassins de la rue Bonaparte ne donna lieu à aucun incident ; Ribot et Jeantroux furent condamnés à mort, Pilet à vingt ans de travaux forcés.
Je n’assistai pas à l’exécution de Ribot et Jeantroux, attendu qu’à ce moment, j’étais à Toulon, où je faisais une enquête sur les livres explosibles re?us par MM. Constans, étienne et Treille. C’était l’époque où l’anarchie battait son plein.
Ribot et Jeantroux moururent avec un courage inconscient.
Ribot, dit ? Le Chétif ?, Jeantroux, dit ? La Sardine ?, et Pilet, qui n’avait pas de surnom, parce qu’il débutait, en quelque sorte, dans la pègre, étaient trois types représentant à merveille cette gouape de la rue dans laquelle se recrutent les professionnels du crime. Jeantroux, long, maigre, have, au regard sournois et faux, était évidemment le plus intelligent des trois. Ribot, tout petit, avec des cheveux coupés ras, une machoire proéminente d’animal, semblait l’incarnation même de la bestialité. Pilet, frais, rose, avec un air louche et des regards fuyants, était peut-être celui qui avait, par nature, l’instinct des plus mauvais sentiments. Pourtant, c’était aussi celui qui avait montré le plus de sensibilité et qui s’était ému tout à coup à la pensée que des innocents pourraient payer pour des coupables.
Et tous ces pauvres êtres, qui semblent, par des fatalités de naissance et d’éducation, prédestinés au crime, ont de ces inconséquences.
Ni Allorto, ni Sellier, ni Ribot, ni Jeantroux, n’avaient incontestablement prémédité l’assassinat. Ils avaient tué tous les quatre uniquement parce qu’il fallait empêcher leur victime de crier.
Jeunes fauves, jetés sans principes, sans éducation morale dans une société où la lutte pour la vie semble être la suprême loi, ils auraient bien voulu sans doute ne pas tuer, parce qu’alors le danger est plus grand ; mais ils n’avaient aucun scrupule de manier le couteau si cela était nécessaire.
Et qui est responsable de l’éclosion de ces fleurs du mal dans notre civilisation ? Je ne crois pas qu’on puisse dire que c’est l’absence d’éducation morale qui fait des jeunes gens criminels à vingt ans. Mécrant, par exemple, avait été élevé par de braves gens qui ne lui avaient inculqué que de bons principes. Comment, pourquoi était-il devenu un souteneur, puis un voleur, puis un assassin ? La nature fait donc des monstres au moral comme au physique en vertu de lois mystérieuses que nous ne pouvons pénétrer ?
Néanmoins, parmi cette foule de jeunes criminels qui semblent aujourd’hui le plus grand danger pour la société, il en est certains qui ont grandi sur le pavé des vieilles rues comme des louveteaux auxquels leurs parents n’ont appris que la chasse.
Vous souvenez-vous de la famille Martial dans les Mystères de Paris ?
Le grand romancier a créé des types qui semblent vouloir être immortels.
J’ai connu une Chouette aussi horrible que l’héro?ne du romancier.
Cinq jours à peine après le crime de la veuve Bazire à Vincennes, le 14 janvier 1891, on trouvait assassinée dans sa maison, à Courbevoie, une vieille femme, madame veuve Meunier-Dessaigne, qui habitait rue Saint-Denis une petite maisonnette très simple, comme on en voit beaucoup dans les environs de Paris.
Une voisine, madame Kapler, avait l’habitude, tous les matins, de venir réveiller madame Dessaigne ; en ouvrant la porte, elle fut terrifiée d’apercevoir tous les meubles de la salle à manger bouleversés ; les chaises, la table, les potiches, les gravures attachées aux murailles, tout avait été renversé, arraché, et gisait épars sur le plancher ; madame Kapler s’enfuit et appela au secours des voisins qui, eux, n’hésitèrent pas à entrer dans le petit pavillon. Là, un horrible spectacle s’offrit à leurs yeux : dans un coin de la salle à manger, près de la cheminée, était étendu le corps de madame veuve Dessaigne.
La pauvre vieille dame avait été assassinée de la fa?on la plus horrible ; son crane, broyé, n’était plus qu’une large plaie autour de laquelle le sang s’était coagulé ; elle avait d? être surprise pendant qu’elle lisait, car un livre était resté entrouvert au pied du fauteuil. Pour se défendre, la malheureuse femme avait instinctivement porté ses mains devant son visage, et le cadavre gisait dans cette position, les membres raidis.
Il semblait bien que le vol f?t le mobile du crime. Quand j’arrivai avec M. Atthalin, qui avait été chargé de l’instruction, nous hésitames devant la définition certaine du mobile du crime ; j’avais déjà tant de fois vu des meubles brisés et retournés pour tromper la justice ! j’hésitais avant de me prononcer.
On avait bien trouvé une tenaille qui avait servi à fracturer la petite grille de bois du jardin et peut-être aussi les meubles ; mais comme tout le monde savait que madame Dessaigne n’était pas riche — il pouvait à peine y avoir chez elle une centaine de francs, — on en venait à se demander quel avait été le véritable mobile des assassins.
Madame Dessaigne était une excellente femme, très honnête et très digne, dont le mari avait été déporté en 1851, et elle touchait de ce fait une pension comme veuve d’une victime du coup d’état ; ses deux filles, dont l’une avait épousé un pasteur protestant, lui faisaient une petite rente annuelle et tous ses voisins l’aimaient, car elle était très charitable : elle donnait même au delà de ses ressources.
Un seul point me semblait bien prouver que les auteurs du crime devaient être de vulgaires escarpes, des cambrioleurs de profession. Sur la table de la salle à manger, nous avions trouvé un litre de vin vide, des verres, un pot de confiture dans lequel apparaissaient des traces de doigts, des morceaux de pain, les derniers débris d’un souper analogue à celui qu’Allorto et sa bande avaient fait, à Auteuil, devant le cadavre de leur victime.
Comme il arrive toujours en pareille matière, on arrêta des gens qui, selon l’expression de Pranzini, n’étaient pour rien dans l’affaire.
Le plus dr?le, c’est que nous arrêtames deux individus qui avaient la plus déplorable réputation et qui, pour se disculper, durent avouer qu’à l’heure où le crime était commis, ils dévalisaient une maison inhabitée à quelques lieues de là !
Au même moment, je fus frappé d’un grand malheur ; le télégraphe m’apprit que mon père venait d’être atteint subitement d’une maladie très grave : je partis immédiatement pour Rennes où j’arrivai pour recevoir son dernier soupir.
Quand je revins, au bout de quelques jours, je trouvai que l’instruction de cette affaire n’était pas plus avancée, malgré la persévérance de M. Atthalin, qui, avec M. Guillot, était certainement le magistrat le plus habile aux enquêtes judiciaires. On avait seulement découvert que des bijoux avaient été volés, et la description en avait été faite et envoyée vainement à tous les bijoutiers, à tous les bureaux du Mont-de-Piété de Paris et des environs.
Le jour où j’arrivai, en dépla?ant un meuble, on trouva une enveloppe décachetée au nom de madame Meunier-Dessaigne et, à c?té, un papier blanc froissé que l’enveloppe avait d? contenir.
Il semblait donc que les assassins s’étaient introduits auprès de la pauvre femme en lui présentant une lettre.
Nous recueill?mes, le jour même ou le lendemain, une fort intéressante déposition d’un boucher de Courbevoie, dont on avait dévalisé le poulailler et qui accusait du vol un de ses anciens gar?ons.
M. Bernard, commissaire de police de Courbevoie, maintenant commissaire au contr?le général, qui déploya dans toute cette instruction beaucoup d’habileté et d’intelligence, m’avertit immédiatement que, dans sa plainte, le boucher avait dit de l’ancien gar?on qu’il accusait :
— C’est peut-être lui, du reste, qui a tué madame Meunier-Dessaigne à qui, souvent, il allait porter de la viande.
Il fallait retrouver cet homme. J’en chargeai le brigadier Bleuse et, dans la nuit, on vint m’avertir qu’accompagné d’agents de mon ami Bernard, il avait mis la main sur une étrange tanière dont les fauves étaient aussi horribles que ceux de la Forêt Vierge.
Je n’oublierai jamais l’impression de dégo?t et d’horreur que j’éprouvai en allant le lendemain matin perquisitionner boulevard Voltaire, à Asnières, dans le taudis infect où la bande fut prise au g?te.
M. Althalin et moi nous songeames au bouge de la famille Martial, d’Eugène Sue : l’analogie était frappante.
Il faut avoir vu l’étrange cité que ces misérables habitaient pour se rendre compte du degré d’infamie auquel peuvent descendre des créatures humaines.
Sur la neige apparaissait une étroite et basse boutique de marchand de vins, peinte en rouge ; à droite, un étroit sentier filait entre le mur et la palissade d’un jardinet voisin et aboutissait à un escalier extérieur, au-dessus duquel on pouvait lire : Chambres meublées depuis huit francs par mois ; derrière, apparaissait une cour sale d’où montait une odeur éc?urante de moisi ; sur cette cour donnaient les fenêtres de petites chambres grandes tout au plus comme des cellules de prison.
C’est dans une de ces chambres qu’habitait la famille Berland ; le fils avait écrit sur la porte, en gros caractères : A. Berland.
L’hiver avait été dur ; depuis deux mois déjà, la neige couvrait les chemins ; jamais le plancher de cette chambre n’avait été lavé ni même balayé, une boue fangeuse y faisait comme un tapis d’ordures. Dans une vieille marmite en fer, j’aper?us les restes d’un poulet cuit, dont on avait négligé d’arracher une partie des plumes.
Sur le lit, grabat informe, je crus voir comme un linceul noir : c’étaient les draps, jadis blancs, qui, peu à peu, s’étaient ainsi endeuillés de crasse et de suie.
Par terre un fouillis d’objets de ménage, casseroles, assiettes, verres, tout cela volé à des étalages ; un petit poêle en fonte rougi chauffait la pièce. C’est là que vivait un étrange cercle formé par les bandits qui avaient assassiné madame Dessaigne, il ne fut pas permis d’en douter un instant, car il faut leur rendre cette justice, tous ces misérables n’essayèrent pas de nier.
En face de moi, dans une attitude à la fois apeurée et cynique, je vis quatre jeunes dr?les déguenillés que je n’aurais point voulu rencontrer au coin d’un bois, et une vieille femme sordide qui semblait avoir emprunté sa défroque à madame Honorine, quand elle jouait la Frochard des Deux Orphelines.
La perquisition fut courte et l’instruction facile. Nous trouvames les bijoux volés à madame Meunier-Dessaigne cachés dans un coin derrière le poêle, et toute la bande fit les aveux les plus complets.
C’était bien Doré, l’ancien gar?on boucher, entré récemment dans l’association, qui avait indiqué pour victime madame Meunier-Dessaigne, uniquement parce qu’il la croyait riche, attendu que la pauvre femme, qui n’avait plus de dents, n’achetait que du filet chez le boucher son patron !
Cette jeune brute s’était dit qu’une femme qui ne mangeait que la viande la plus chère devait avoir beaucoup d’argent.
Mais s’il avait désigné la victime, l’idée même du crime ne lui était pas venue. Celle qui l’avait eue c’était l’horrible cheffesse de cette bande, la mère Berland, qui affectait de baisser devant moi ses yeux gris faux et méchants. Elle avait dit un beau jour : ? Mes enfants, nous n’avons pas d’argent. Il s’agit de refroidir quelqu’un de riche. ?
La mère Berland était une goule qui avait usé deux maris et un nombre infini d’amants, ramassés tous parmi les mendiants et les chemineaux ; puis elle était tombée dans la prostitution la plus basse, guettant, le soir, l’ivrogne dans les rues obscures, et transformant en alc?ves les bancs des promenades ou l’embrasure des portes.
Son fils avait grandi près d’elle, dans cette éducation du vice, ne travaillant pas, dormant le jour, et r?dant la nuit pour voler des poules qui faisaient le d?ner du lendemain.
Pendant des mois, il avait dormi sur le même lit que sa mère et l’amant de celle-ci, un vieux mendiant, qui un beau jour était mort, et qu’on n’avait pas songé à enterrer, ? parce que, disait la mère Berland, cela co?tait toujours quelques sous, et l’on n’avait pas d’argent ?.
Il avait fallu que les voisins, incommodés par l’odeur du cadavre, se plaignissent à la municipalité pour qu’on v?nt prendre l’horrible macchabée que les vers rongeaient déjà.
Comme il fallait un suaire, la mère Berland avait consenti à donner pour ensevelir son amant un vieux sac plein de plumes dans lequel on mettait les poules volées !
Pour la première fois de sa vie, le vieux chemineau avait dormi dans un lit de plumes !
à c?té de cette mère infame et de ce fils odieux, Doré, un gros gar?on joufflu, n’était point déplacé dans cette société ; il avait été chassé par ses parents dès sa plus tendre enfance, car il avait montré, très jeune, de vilains instincts. Le curé du Bourget s’était, un moment, occupé de lui, mais il avait d? abandonner bien vite ce sacripant qui n’aimait qu’à aller jouer sur la route et dévaliser les cerisiers ou les pommiers.
Doré ne trouva qu’un métier qui lui allat, celui de gar?on boucher. Cela l’amusait de voir tuer et cela devait l’amuser bien davantage de tuer lui-même.
Il y avait encore le jeune Chottin, dit ? Cri-Cri ?, fils d’un employé d’une parfumerie d’Asnières, un très brave homme qui ne pouvant rien faire de lui, avait été contraint, en quelque sorte, à le laisser dans la rue, hésitant à le mettre dans une maison de correction. Et Chottin était devenu un voleur émérite, dévalisant les magasins avec une habileté extraordinaire.
Il y avait enfin Deville, dit la Boule, un gamin de dix-huit ans ; placé comme domestique par ses parents, il avait été mis à la porte par tous ses patrons et était venu d’instinct chez la ? Berland ?, comme attiré par le magnétisme spécial du vice.
La Berland réunissait ainsi chez elle cette association de précoces malfaiteurs. Tous se plaisaient par un go?t naturel dans cette fange, et dans cette puanteur développée par la chaleur du poêle.
D’abord on combina des vols de poules, ou des coups habiles pour se procurer une grande boustifaille. Gourmande était la Berland, et ? gueulards ?, comme elle disait, les gosses qui avaient accepté pour diriger leur apprentissage dans le crime cette vieille immonde, dont le jupon, point changé depuis une année, et jamais brossé, était crotté jusqu’à la ceinture.
Elle soignait cette couvée de vipères ; elle préparait des petits plats pour ces jeunes dr?les, qui s’en léchaient les doigts, et elle avait des idées de génie pour leur procurer des ? gueuletons chouettes ?.
C’était elle qui, un beau soir, avait envoyé Doré chercher chez un patissier d’Asnières un grand vol-au-vent et un immense gateau, donnant une adresse imaginaire.
Pendant que le pauvre patronnet prenait à travers champs, pour arriver plus vite, toute la bande se précipitait sur lui, le jetait dans un fossé, emportait la tourte et le gateau ; Jusqu’au lendemain, on fit ripaille dans la petite chambre empuantée.
Mais tout cela n’était que jeux d’enfants. Bient?t, vint le moment où la Berland estima que, pour l’hiver, il fallait un peu d’argent.
Ancienne femme de ménage, renvoyée de partout pour ses vols et sa saleté, elle vendait des journaux par les rues d’Asnières, quand elle travaillait. Et les journaux lui rapportaient peu, en admettant qu’elle vend?t tous les jours.
— Mes enfants, dit-elle un soir, si vous voulez aller au théatre d’Asnières, il va falloir faire autre chose.
On devait jouer le Radeau de la Méduse. Cela alléchait ces fauves.
Autour du petit poêle bien rouge, pendant que la neige tombait au dehors et que le vent sifflait, on tint une sorte de conseil de guerre.
Deville proposait sa marraine, qui lui faisait des cadeaux quand il était petit, et qui devait avoir des économies. Mais elle habitait trop loin pour qu’on p?t tenter cette aventure, par la neige et le froid.
Doré proposa le curé du Bourget ; ?a, c’était tentant. Le vieux prêtre n’avait chez lui qu’une vieille servante, et il était riche, puisqu’il faisait beaucoup d’aum?nes.
Cependant la Berland fit ajourner cette proposition.
— Mes enfants, dit-elle, nous nous occuperons de celui-là quand le printemps sera venu, et que nous aurons assez d’argent pour nous payer le chemin de fer ! Pour l’instant, c’est à Asnières même qu’il nous faut travailler.
Elle proposa alors une vieille dame chez qui elle portait, chaque matin, un journal, et qui lui donnait ses vieilles robes. Elle devait avoir de la ? galette ?, car c’était ? chouette ? chez elle.
Mais Deville, qui connaissait la maison, fit observer qu’il y avait deux chiens hargneux, qui hurlaient au moindre bruit. Cette proposition fut encore repoussée. C’est alors que Doré parla de madame Dessaigne, cette vieille femme de quatre-vingts ans, qui n’avait qu’un chat chez elle, et qui mangeait tout le temps du filet.
?a, c’était facile, et on pouvait avoir les meilleures espérances. On fit une petite ovation à Doré — et on résolut de tenter le coup au plus vite, d’autant plus qu’on comptait sur le concours d’un ? copain ?, un mauvais dr?le qui jadis venait, lui aussi, souvent chez la Berland, et qui à ce moment faisait son service militaire dans l’artillerie, à Orléans.
Celui-là, sans doute, dut à un refus de permission de ne point compara?tre en cour d’assises avec ses camarades Berland et Doré.
Une première fois, la bande vint à la nuit devant la maison de madame veuve Dessaigne. Mais il était trop tard ; la pauvre vieille était déjà montée au premier étage, dans sa chambre — on voyait la lumière briller à travers les persiennes.
— Elle a d? s’enfermer, dit Doré : c’est trop dangereux.
Les misérables étaient si furieux de n’avoir personne à tuer qu’ils arrachèrent des pieux à une haie, décidés à assommer le premier passant qu’ils rencontreraient. Mais ils avaient ? la guigne ?, comme disait la Berland ; ils ne virent personne et rentrèrent bredouille, souper d’une vieille poule que Deville avait choppée au passage et qui était ? très dure ?.
Le lendemain, on s’organisa pour que l’entreprise, cette fois, ne ratat pas.
Voici comment Doré nous raconta le crime :
— Nous avions passé toute la journée chez la mère Berland à jouer aux brèmes (cartes) et, tout en causant, nous avions arrêté notre plan. Berland devait entrer le premier sous le prétexte de remettre une lettre ; moi, je suivais : il était entendu que nous arrangerions la vieille. Chottin, qui savait très bien voler, devait fouiller les meubles et prendre la ? galette ? ; c’était Deville qui devait faire le guet. Nous nous déguisames. Je mis une vieille casquette noire et un gilet à manches ; Berland prit aussi une vieille casquette à carreaux, Deville un chapeau de Berland, et Chottin, quoiqu’il f?t froid, laissa son pardessus.
? La mère Berland devait nous rapporter nos frusques pour changer dans une rue déserte près du théatre, où il était convenu que nous irions ensuite pour avoir un alibi. Nous part?mes dès qu’il commen?a à faire nuit. Chottin, qui était le seul ayant de l’argent, me donna un sou et j’entrai chez un papetier où j’achetai une pochette contenant deux feuilles et deux enveloppes. Sur une enveloppe j’inscrivis le nom de madame Dessaigne, puis j’y glissai une feuille de papier, et je remis le tout à Berland.
? La mère Berland m’avait donné un grand poin?on, et Berland avait ses tenailles. Comme nous arrivions, Chottin eut le trac ; je décidai que ce serait lui qui ferait le guet, et que Deville le remplacerait pour fouiller les meubles. D’un coup d’épaule on enfon?a la porte de la haie, et, marchant sur la pointe du pied, nous f?mes bient?t devant la maison ; tout doucement, j’entr’ouvris les volets et nous v?mes madame Dessaigne assise sur le canapé, près du feu, qui lisait à haute voix le feuilleton d’un journal.
? — Allons-y, fit Berland.
? Et il entra, tenant sa lettre à la main ; la vieille dame se leva pour la prendre. Aussit?t, Berland, d’un coup de tête, la renversa entre le canapé et la cheminée, puis, lui mettant le genou sur la poitrine, il chercha à lui prendre la langue.
? Pour le reste, j’sais plus ; j’étais saoul, la mère Berland m’avait fait boire. La vieille dame n’a poussé qu’un cri : ? à moi ! ? Je n’ai pas entendu autre chose. ?
La vérité était que le misérable avait bu tout seul, pour se donner du courage, et qu’avec son poin?on il avait frappé madame Dessaigne à la tempe. Ensuite, comme la malheureuse femme, sans crier, remuait encore les bras et les jambes, Berland s’était mis à la piétiner horriblement, lui fracassant le crane à coups de talon de botte.
Deville, pendant ce temps-là, fracturait les meubles, cherchant vainement de l’argent. Ils ne purent prendre que des bijoux, des couverts et 24 fr. 65, qui se trouvaient dans le porte-monnaie de la pauvre vieille dame assassinée. Enfin, comme madame Dessaigne ralait toujours, Doré saisit un gros coquillage à pointe aigu? qui était sur la cheminée, et frappa tant qu’il put pendant que la victime achevait de raler. Alors Doré et Berland s’attablèrent à c?té du corps, burent du vin et mangèrent des confitures.
Chottin, dont les dents claquaient de froid et d’épouvante, vint leur dire de s’en aller.
— J’ai une faim de loup, répondit Doré ; laisse-moi boulotter, il faut que je boulotte !
Enfin, ils s’en allèrent, emportant une bouteille de rhum qu’ils burent en route ; ils trouvèrent la Berland à l’endroit indiqué, changèrent leurs casquettes et donnèrent à l’horrible vieille les bijoux et les couverts qu’ils avaient volés.
— ?a, mes enfants, dit mère Berland en mettant le tout dans son tablier, c’est de la belle ouvrage !
Ils s’en allèrent alors au théatre voir jouer le Radeau de la Méduse, et firent tellement de bruit qu’un sergent de ville fut forcé de venir s’asseoir au milieu d’eux, les mena?ant de les mettre à la porte. Le cynisme de ces misérables était tel que le lendemain, pendant que la Berland lavait les bottines ensanglantées de son fils auxquelles adhéraient des mèches de cheveux, Doré s’amusait à jeter à la tête de la vieille l’eau sanguinolente !
Au réveil, on avait fait aussi le partage de l’argent, les 24 fr. 65, pris chez madame Dessaigne ; chacun re?ut 6 francs, sauf Chottin ? qui avait canné ? et n’avait fait que le guet : on ne lui donna que treize sous !
Je me souviens de l’horrible vision que j’eus, quelques jours après, quand, avec M. Atthalin qui avait pris l’excellente habitude de faire l’instruction sur le lieu même du crime, nous retournames dans la maison de madame Dessaigne, emmenant Berland et Doré dont nous voulions obtenir quelques derniers renseignements. Le juge était monté au premier étage avec Berland et j’étais resté au rez-de-chaussée, dans la pièce même où le crime avait été commis ; je regardais avec une certaine curiosité Doré, qui, assis devant la cheminée, se chauffait tranquillement en fumant des cigarettes que lui avaient données les agents. Le policier, je l’ai déjà dit, est toujours pris de compassion pour les misérables qu’il arrête, même quand ce sont des assassins. Il se dit : On peut bien donner quelques douceurs à des gens qui n’ont pas longtemps à vivre.
Tout à coup, la porte s’ouvrit et je vis para?tre un homme grave, en grand deuil, qui, après m’avoir salué, me dit :
— Monsieur, cet homme est-il un de ces malheureux ?
— Oui, monsieur, répondis-je ; mais permettez-moi de vous demander à mon tour qui vous êtes ?
— Je suis le gendre de madame Meunier-Dessaigne.
C’était, en effet, M. X…, le pasteur protestant mari de la fille de la victime.
Il marcha vers Doré et lui dit brusquement :
— Avez-vous lu la Bible ?
— La Bibe, qu’est-ce que c’est que ?a ? fit le gar?on boucher en relevant curieusement la tête.
— Le malheureux ! s’écria le pasteur, il n’a pas lu la Bible, ni l’évangile, sans doute ! Mais ma belle-mère avait ici ces livres.
Il alla à la bibliothèque, prit un volume et lut dans l’évangile, au récit de la Passion du Christ, le verset connu : ? Quiconque a frappé par l’épée périra par l’épée. ?
Doré le regardait avec des yeux ahuris, ne comprenant pas.
— Vous avez, frappé, dit le pasteur, vous serez frappé !
— Mais c’est pas à coups d’épée, que j’ai frappé, murmura le voyou, c’est à coups de talon sur la gueule !
Puis, tournant vers moi un regard effaré, il me dit :
— Il est rien consolant, ce type-là !
Je crois bien que, dans son émotion, le gendre de madame Meunier-Dessaigne ne soup?onna pas cette horrible réponse, car il reprit de ce ton un peu emphatique que donne l’habitude de la chaire :
— Vous n’avez plus rien à espérer des hommes ; adressez-vous à la miséricorde de Dieu.
On aurait dit que Doré avait re?u un coup sur la tête ; ses yeux fixes regardaient dans l’atre et il avait laissé s’éteindre sa cigarette.
Le pasteur monta rejoindre M. Atthalin au premier étage.
Alors l’ex-boucher, tournant brusquement la tête, me dit d’une voix que je n’oublierai jamais :
— Qu’est-ce que c’est que ce mecque-là ? On dirait un capucin maquillé !
— Tais-toi, répondis-je avec colère ; c’est le gendre de la malheureuse femme que vous avez tuée.
— De quoi donc qui s’plaint, riposta Doré, pisque c’est lui qu’hérite !
Le misérable riait de ce rire bestial du voyou qui a trouvé une cynique plaisanterie. C’est ce jour-là encore que Doré, interrogé par M. Atthalin et par moi sur son enfance, nous répondit une chose monstrueuse, qui peint bien la nature sauvage et méchante de ces êtres créés pour le mal.
— Tu avais onze ans quand tu as été baptisé, lui dis-je ; cela a d? te faire une impression ! Comment as-tu pu penser, après, à assassiner le vieux prêtre qui s’était occupé de toi ?
— Mon baptême ? dit Doré tournant sa casquette dans ses mains et semblant chercher dans sa mémoire : Y m’a foutu de l’eau sur la tête, du sel dans la gueule et 20 francs dans la main. Pis, y m’a dit : Va-t’en, t’es chrétien !
La Berland, son fils et Doré furent condamnés à mort par le jury à l’unanimité ; il e?t été difficile au plus éloquent des orateurs d’éveiller un peu de pitié en faveur de ces misérables.
à l’audience, on aurait cru une représentation des Mystères de Paris. La tête couverte d’un vieux fichu noir, d’où sortaient des mèches de cheveux blancs, se cachant le visage dans ses mains, et répondant simplement par un : ? Non ! non ! ? larmoyant aux questions du président, la Berland semblait la Chouette ressuscitée : Doré, dit Titi, et Berland, dit la Redingue, étaient, eux aussi, de sinistres évocations…
C’est peut-être l’unique fois où l’on vit des femmes quitter la salle d’audience avant la fin du procès. Elles étaient éc?urées, elles ne pouvaient en entendre davantage.
Toutes les horreurs, toutes les infamies se trouvaient accumulées dans cette affaire, depuis la mère immonde, ma?tresse de son fils, jusqu’au gamin de dix-huit ans, qui reconnaissait lui-même que la vue du sang lui donnait une ivresse particulière, et qu’alors il ne pouvait s’arrêter de frapper…
Il y eut une seule révélation intéressante à l’audience. Il fut établi que c’était l’arrestation de toute la bande, y compris la sienne du reste, qui avait sauvé la vie à Chottin.
Doré et la mère Berland avaient été furieux de le voir ? manquer de c?ur ? et refuser d’entrer chez madame Dessaigne pendant l’assassinat. Ils s’étaient dit : ? C’est un tra?tre qui nous vendra ! ? Et sa mort avait été décidée.
Le soir même du jour où tous furent arrêtés, on avait comploté d’emmener Chottin sur le pont d’Asnières, vers trois heures du matin, sous prétexte d’une expédition à faire à Levallois, et de le ? basculer ? dans la Seine.
étaient-ce bien des êtres humains, ces misérables, surtout la mère, l’horrible femme Berland, qui semblait avoir appris le crime à tous ces jeunes misérables, avec autant de soins que d’autres mères apprennent le devoir à leurs enfants ?
Quand les débats furent finis et qu’on ramena les accusés pour écouter la lecture du verdict du jury, on entendit au banc des avocats Berland qui disait à voix basse à Doré :
— Y a de la butte ! (guillotine en argot).
Et Me Henri Robert s’étant penché pour rassurer la Berland, lui dire qu’on ne guillotinait plus les femmes et que, par conséquent, malgré le verdict, elle ne serait pas exécutée :
— Je m’en f… ! répondit simplement la mégère.
Je tiens ce récit d’un jeune avocat qui se trouvait tout près du défenseur et qui entendit distinctement les deux phrases.
Ce fut la Berland, l’éducatrice pourtant des assassins, qui échappa à la guillotine. Doré et Berland furent seuls exécutés. Du moment où le peine de mort existe et qu’on tient à l’appliquer, il n’y eut jamais créature humaine la méritant mieux que cette horrible Berland. Il est même impossible de dire qu’il y a une question de sexe pour des monstres semblables. La Berland n’était pas une femme… c’était le crime !
Mais, il y a des passe-droits, même pour la guillotine… la justice absolue n’est pas de ce monde.
Doré et Berland moururent sans forfanterie, mais avec assez de courage.
Seulement, un rictus affreux crispa le visage de Berland, à partir du moment où, au greffe de la Roquette, il sentit sur son cou les ciseaux de l’exécuteur. Et ce rictus, on le retrouve figé sur le moulage de la tête décapitée, tel qu’on le voit à l’école de médecine.
C’est peut-être, dans la collection de têtes coupées qui forment ce musée, l’expression la plus horrible qui soit. Le peintre, qui cherche à peindre ? un rire de damné ?, doit aller voir la tête de Berland.